Après avoir débuté dans le milieu de la mode puis de la presse d’information, le photographe Claude Iverné travaille essentiellement depuis 14 ans sur le Soudan. Avec seize photographes soudanais et des chercheurs internationaux, il a fondé il y a presque une dizaine d’années le bureau de documentation Elnour. Comment donner à voir un territoire aussi complexe que le « Bilad es Sudan » (« Pays des Noirs », nom d’origine du pays en arabe) ? C’est la question à laquelle tente de répondre cet arabophone, fin connaisseur du territoire et de ses populations, à travers une exposition qui se tient jusqu’au 7 novembre dans le 11e arrondissement de Paris.
Quel est le but de l’exposition les Photographies soudanaises, faire découvrir le Soudan ?
Pas exactement. L’objectif premier de cette exposition est de proposer une réflexion sur la façon dont nous nous représentons un territoire que nous ne connaissons pas. Pour illustrer cette idée qui vaut pour tout autre endroit, je mets a contribution mes travaux au Soudan, qui deviennent prétexte à essai.
Justement, pourquoi avoir choisi le Soudan ?
Précisément parce que je dispose de matière, sujette à essai, c’est à dire dont éprouver la pertinence tombait sous le sens. Le Soudan est un territoire quasi inconnu de nos sociétés occidentales, donc sujet de bien des phantasmes.
Des fantasmes en partie nourris par l’image qui transparaît à travers les médias ? Vous y consacrez d’ailleurs la première salle de l’exposition. Votre démarche s’oppose-t-elle à celle de la presse ?
Non, elle ne s’y oppose pas. La presse a son utilité pour mobiliser face à des situations de guerre, de pauvreté, de catastrophe humanitaire. Son but est de convaincre. L’esthétique des images choisies est donc guidée par l’émotion. L’imagerie y est emblématique, efficace et facile à consommer. C’est une imagerie utilitaire. Je ne dis pas que ce n’est pas bien. Je pense en revanche qu’il faut faire attention à prendre ces images pour ce qu’elles sont, et non pour argent comptant.
Votre démarche, au contraire, est-elle objective ?
Non. D’une part elle ne se prétend pas contraire. D’autre part elle ne revêt pas non plus de caractère objectif. Je ne prétends pas réduire le Soudan à mon travail. Mon intention est de nourrir l’intuition du visiteur par l’agencement d’indices. Mes photos, et les légendes (précises mais succinctes. NDLR) qui les accompagnent, recèlent des signes parfois peu visibles à première lecture. C’est une sorte de jeu de piste.
Je joue parfois, dans l’exposition comme dans le livre, de l’accumulation qui tantôt nivelle tantôt singularise. Par exemple une série de portraits en plein pied qui permet de constater le port généralisé de la djellaba, de souligner l’uniformité de tenues malgré l’éloignement géographique des personnes.
Ailleurs, les légendes d’une série des déchets révèle les liens commerciaux du Pays soumis à embargo par des pays mêmes qui ont voté cet embargo.
Dans le choix des images, que ce soit au moment de les prendre ou des les exposer, réside forcément une part de subjectivité que j’assume. D’ailleurs, cette exposition est accompagnée d’un Livre sous forme d’essai. J’ai sollicité des spécialistes du Soudan sur des essais lyriques en place d’articles scientifiques. L’idée est de montrer que le lyrisme subjectif d’un auteur peut être tout aussi pertinent qu’une forme officielle dite sérieuse et objective.
Qu’est-ce qui va vous inciter à photographier une personne ou une scène ?
Je travaille dans l’errance en total opportunisme. Je ne provoque rien, je prends ce qui vient à moi. Parfois, la beauté seule de l’image – souvent par son intemporalité et sa sobriété – suscitera mon intérêt. Ensuite, j’entreprends l’écriture visuelle d’une narration dont le but est de retranscrire l’intuition que j’ai de ce territoire. Je photographie une scène propice à contribuer à ma « fable », à révéler un indice.
Que souhaitez-vous raconter sur ce territoire ?
Je décris une certaine violence, différente de celle qu’évoquent les médias. J’évoque un pays sous développé, grand comme la France qui compte seulement 200 km d’asphalte. Un pays qui vit depuis quelques années, à marche forcée, ce que nous avons vécu de manière progressive en plusieurs milliers d’années, non sans conflits : le passage d’une société tribale à une société globalisée. Une image montre une jeune fille d’une tribu nomade devant la tente de son père. Elle porte un tissu où sont imprimés une tour Eiffel et des immeubles parisiens, ce qui pour elle est totalement abstrait. Ce tissu est en polyester, matière peu adaptée au climat local. La frange du tissu laisse apparaître « Made In Corea ». Alors que le Soudan était dans les années 70 un important producteur de coton, cette jeune fille porte aujourd’hui un tissu importé et inadapté. Elle n’a aucune prise sur la globalisation mais la subit. Pour moi, cette image est beaucoup plus violente qu’une photo de guerre. Ailleurs, je présente un tableau d’école installé sous une tente de l’Unicef, dans un camp. À la craie sont inscrits les chiffres 1,2,3… le niveau 1 de l’éducation. C’est ce à quoi a accès pour la première fois, une génération de Darfouris. Il a fallu attendre une crise pour qu’on se rende compte que ces populations n’avaient pas d’école. Cela illustre un retard indécent. On peut aussi s’interroger sur les transformations que va opérer l’école dans ces populations.
Vous travaillez essentiellement en noir et blanc, pourquoi ?
Cela correspond à une approche intemporelle. Dans cette recherche, La couleur perturbe souvent l’intention globale. Tout le monde sait que l’herbe est verte, il n’est pas nécessaire de le montrer. Je privilégie l’imagination plutôt que de paraphraser le réel. Il m’arrive de photographier en couleur, lorsque je considère que la couleur ajoute une information ou l’enrichit. Par exemple, l’image d’une file d’attente que j’expose en taille réelle. Le visiteur se rend compte ou non… de par les couleurs vives des tissus, que les vêtements portés par les femmes sont neufs et repassés. C’est une information.
J’utilise des négatifs de grand formats, propres à restituer les matières. Je n’utilise ni grand angles ni téléobjectif. Je photographie comme l’homme voit.
Pourquoi ce choix ?
C’est un parti pris, celui de restituer la vision de l’œil humain. Tout comme je n’utilise pas le flou ni ne me baisse pour prendre une photo. L’idée générale est l’édification du réel par le banal. Cela correspond à mon envie de transposer telle quelle ma découverte d’un territoire pour la proposer aux visiteurs.
Un troisième volet de l’exposition est consacré à des photographes soudanais.
Oui. Après ce qui peut transparaître dans les médias, puis à travers mes propres photos, je propose aux visiteurs de découvrir une troisième facette du Soudan, via les images de photographes soudanais du vingtième siècle tirées des archives d’Elnour. Le Soudan occupe une place à part dans la photographie en Afrique. Dans les années 70, Gaafar Nimeiry (à la tête du pays de 1969 à 1985. ndlr) était passionné de photographie. À l’instar de Roosevelt et de la Farm Security Administration (FSA), il a créé les archives nationales photographiques dont il se servait comme instrument de propagande. Le pays a connu à cette époque une floraison d’expositions et de clubs de photos. Chacune des trente-deux régions avait son bureau de photographes relié au ministère de la culture et de l’information. À travers ces images d’archives, le visiteur découvre avec surprise un pays insoupçonné ici. Une société qui pressait sa propre bière et où on sortait dans les clubs de jazz. On a du mal à imaginer tout cela aujourd’hui. Sont aussi exposées des images de photographes soudanais actuels.
Vous proposez aussi aux visiteurs de participer à une exposition de rue.
Je leur propose de se saisir de tirages de l’exposition afin d’aller les afficher dans les rues autour de la Maison des métallos. Ils peuvent ainsi exposer leur propre point de vue sur ce territoire de par leur choix. L’idée est également de susciter une interaction entre l’exposition et le quartier.
Photographies soudanaises, une proposition de description d’un territoire, jusqu’au 7 novembre à la Maison des métallos et à l’Usine Spring Court, dans le 11e arrondissement, à Paris.
Plus d’infos sur www.maisondesmetallos.org