Mohamed, Salem, Omrane, Hbib, Hsouna…

Fraîchement débarqué à Paris à la Cité Internationale des Arts pour une résidence d’un an, le photographe tunisien Douraïd Souissi a eu à peine le temps de poser sa valise dans la capitale française, qu’il était déjà reparti pour Londres où son travail a été représenté par la galerie A.Gorgi[[Aïcha Gorgi est à la tête de la galerie A.Gorgi basée à Sidi Bou Saïd à Tunis depuis plus de 25 ans. Fille d’artiste, elle a grandi dans ce milieu artistique, entourée des grands peintres de l’école de Tunis, dont son père était un des maîtres. Diplômée des Beaux Arts, elle a une très grande connaissance de l’Histoire de l’art en Tunisie et dans le monde. Aïcha fait depuis toujours de la promotion des jeunes artistes tunisiens et de la création contemporaine son combat quotidien pour donner une autre image de la Tunisie grâce à la culture et aux artistes qu’elle représente et défend. Son engagement personnel insuffle une vraie dynamique positive dans le pays.]] à l’occasion de la 1:54 Contemporary African Art Fair à la Somersert House du 6 au 9 octobre 2016. Nous l’avons rencontré.

Douraïd Souissi représenté par la galerie A.Gorgi à l’occasion de la 1:54 Contemporary African Art Fair à la Somersert House du 6 au 9 octobre 2016
Douraïd Souissi représenté par la galerie A.Gorgi à l’occasion de la 1:54 Contemporary African Art Fair à la Somersert House du 6 au 9 octobre 2016

Autodidacte, Douraïd Souissi n’a pas étudié la photographie ni les beaux arts. Il a essayé pendant de longues années de maîtriser le côté « métier » de la photographie, c’étaient les détails et la précision qui le passionnaient : « la maîtrise technique a été jusque là très importante pour moi, mais j’envisage de la transgresser afin de prendre d’autres directions car je n’aime pas me répéter ni faire du sur place », nous confie-t-il.
Ces trois dernières années, son travail artistique développé en trois séries, s’est consacré à l’intérieur tunisien et à la question du paysage.
Loin de l’engouement de centaines de photos journalistes pour les événements démarrés dans la ville de Sidi Bouzid, Douraïd Souissi qui n’est jamais là où l’on peut l’attendre, a préféré décaler son objectif sur des territoires plus éloignés comme le Kef ou la ville de Siliana : « Je cherchais un angle pour comprendre la société et les gens qui vivaient dans ces lieux là. Je crois à une relation très intime, très forte dans les deux sens : le paysage façonne les gens qui eux aussi interviennent sur le paysage », nous explique t-il.

© Douraïd Souissi
© Douraïd Souissi

Sur le stand de la galerie A.Gorgi, deux grands formats en noir et blanc sont présentés. Ces deux photographies sélectionnées et présentées pour la 1 :54 à Londres, font partie d’une série présentée lors de l’exposition Talan en mai 2016 dont Aïcha Gorgi partageait le commissariat avec Marc Monsallier, chargé de mission culturelle de l’Institut français de Tunisie, ex-galeriste de Talmart à Paris.

Dans l’immensité du format et du fond noir abyssal, on retrouve au centre de chaque cliché presque perdu, un buste de trois quart d’un sujet masculin âgé, tête baissée dans la douceur d’un halo lumineux dont Douraïd Souissi maîtrise avec brio le secret du clair-obscur.

Marc Monsallier s’interroge : « Est-ce la perte du pouvoir masculin ? La fin d’un temps ? Le photographe semble bien vouloir restituer une situation d’écrasement, d’accablement, d’un temps œuvrant à l’humiliation d’hommes perdus dans l’infiniment grand du monde social. »

Les deux photographies étant accrochées côte-à-côte, ces deux hommes semblent se tourner le dos et prendre chacun leur direction.

« Tout est composé par rapport au vide. Douraïd pratique la démarche inverse des photographes classiques. C’est ce vide qui fait écho en chacun de nous. Il sait capturer l’essentiel, sa démarche est minimaliste, sans fioritures, le sujet est toujours au cœur de ses préoccupations », affirme Aïcha Gorgi, sa galeriste.

« Ils sont tête baissée, peut-être en introspection, en méditation, ils semblent essayer de se soustraire à tout ce brouhaha lié à la Révolution. Je n’ai pas osé faire poser les gens, l’artiste n’est pas là pour prendre la peine des autres », ajoute Douraïd Souissi.

En effet, on ressent un profond respect du photographe dans sa relation avec ses sujets qu’il met en confiance en les traitant avec une extrême pudeur. Pas de gros plan ni de portrait frontal, mais la liberté du sujet qui se prête timidement au jeu du portrait et donne ce qu’il veut bien donner de lui : une tête baissée, un dos, un trois-quart face…

« C’est un work in progress, j’ai continué à shooter après l’exposition Talan dans différentes villes tunisiennes à Makther et Haouaria notamment. Cette série dont le titre provisoire est « Mohamed, Salem, Omrane, Hbib, Hsouna » compte aujourd’hui 23 portraits d’hommes uniquement. »

Marc Monsallier, précise ce choix de l’artiste de photographier exclusivement des sujets masculins : « Son intention a été d’exprimer une condition d’humiliation masculine, ce qui est inattendu dans le monde d’où il vient. Il choisit donc de révéler une réalité intérieure qu’on risque d’ignorer. »

Douraïd Souissi, compte bien profiter de sa résidence à la Cité internationale des Arts pour compléter cette série et continuer à travailler entre Paris et la Tunisie pour en faire une série universelle. Pour lui chaque individu est important, son histoire personnelle doit être le centre de la Grande Histoire.

« Je prends mes clichés en studio, mon but c’est de documenter ce que le citoyen tunisien moyen anonyme vit. Ce que j’essaie de capter en premier chez ces gens-là c’est la dignité ! »
, conclut-il.

© Douraïd Souissi
© Douraïd Souissi