Scènes et Types

Il y a quelques mois lors du jury d’un prix photo, nous avons découvert le travail de Tiana Markova-Gold, photographe documentaire basée à Brooklyn. Son travail percutant et poétique nous avait beaucoup touché.

En 2010, Tiana Markova et l’écrivain Sarah Dohrmann reçoivent le prix Dorothea Lange-Paul Taylor décerné par le Centre d’Etudes Documentaires de l’Université de Duke, qui leur permettent de développer un projet commun sur la condition des femmes au Maroc.

Rencontre avec Tiana Makova qui nous fait découvrir son travail intitulés « Scènes et Types ».

n.51 Femme enceinte célibataire © Tiana Markova-Gold
n.51 Femme enceinte célibataire © Tiana Markova-Gold

Bonjour Tiana, Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venus à la Photographie ?

Je n’ai pas suivi un parcours classique. J’ai arrêté d’aller au lycée et j’ai quitté la maison très jeune. J’ai beaucoup voyagé, souvent seule. Au début je prenais principalement des photos des personnes et des lieux au gré des rencontres, lorsque cela me touchait. Avec le temps, j’ai commencé à me concentrer sur des histoires particulières, abordant des questions plus spécifiques. En 2006-2007 j’ai suivi à plein temps les cours de photojournalisme du Centre International de Photographie (ICP) et depuis je travaille dans le domaine de la photo.

A travers vos séries, on s’aperçoit que votre travail photographique est sur différent territoire : New York où vous vivez, mais aussi le Nigeria, La Macédoine, Le Maroc, Le Brésil ou encore Haïti. Pourquoi et comment travaillez-vous ?

Une grande partie de mon travail est amorcé par l’intérêt que je porte au sujet. Souvent le lieu est déterminé par les opportunités qui émergent une fois le projet entamé.

En 2007, alors que j’étudiais à plein temps à l’ICP à New York, j’ai entamé un projet concernant les expériences des femmes dans la prostitution. Ce projet s’est poursuivi dans d’autres villes américaines, en Macédoine et plus récemment au Maroc.

A partir de ce travail, j’ai obtenu des bourses et des financements qui m’ont menée vers d’autres projets. Par exemple, mon travail au Nigéria et au Brésil a été initié par une bourse accordée en 2009 par le Global Fund for Children (Grassroots Girls Initiative) et la Fondation Nike (Girl Effect) en partenariat avec l’ICP. Je fus envoyée au Brésil et au Nigéria pour photographier les projets menés par les ONG locales dont le but est de protéger, responsabiliser et former des adolescentes.

Vos sujets documentaires traitent souvent de l’intimité et de la condition de femmes comme par exemple you must not know ‘bout me… ou Other People ‘s Dirty Laundry.

Ce qui m’intéresse c’est d’aborder la manière dont les femmes et les adolescentes se définissent, contestent les conventions sociales et ce qui est acceptable dans nos vies. Il est très important que je me sente attachée au sujet et j’ai donc tendance à me centrer sur des histoires qui ont un sens ou un intérêt personnel.
Je m’intéresse de plus en plus à l’utilisation et l’impact de l’image des femmes – en particulier “l’imagerie” sexuelle – à travers l’histoire et dans les médias contemporains. Dans mon travail je tente de poser des questions relatives à la pratique du documentaire en tant que tel, ainsi qu’à l’impact de la représentation visuelle sur les femmes et leur rapport au pouvoir, au choix et à l’identité.

En 2011, pendant 3 mois vous réalisez le travail « Scènes et types » sur la prostitution et la marginalisation des femmes au Maroc en collaboration avec l’écrivain Sarah Dorhmann.
Comment s’est monté ce projet et quel en était le propos ? Qu’avez-vous photographié ?

En réalité le travail au Maroc a commencé en 2008. A l’époque Sarah Dohrmann – avec qui je collabore sur ce projet – vivait au Maroc grâce à une bourse Fulbright et écrivait au sujet de la littérature féministe et les diverses expériences de femmes. Elle s’était liée d’amitié avec des femmes travaillant comme prostituées et elle avait commencé à s’intéresser à ce qui guidait leurs vies et leurs choix. J’avais passé beaucoup de temps à travailler sur les femmes et la prostitution à New York et nous avons donc commencer à envisager une collaboration.

En Octobre 2008 nous avons passé une semaine ensemble au Maroc. Nous allions dans les boîtes, les bars et les cafés dominés par les hommes. La nuit, nous parcourions les rues de Fez et de Tanger et nous passions des heures avec Khadija et Ghita, deux femmes qui gagnaient leurs vies comme prostituées.

Ni elle ni moi n’avions collaboré de cette manière auparavant. Nous n’étions pas toujours d’accord et nous ne comprenions pas toujours les choses de la même manière. Je crois que ce procédé exigeant est une partie essentielle du projet lui-même et par ce biais nos travaux individuels s’en trouvent renforcés.
En 2010, nous avons reçu le prix Dorothea Lange-Paul Taylor décerné par le Centre d’Etudes Documentaires de l’Université de Duke. Ce prix nous a permis de passer plus de trois mois au Maroc au printemps 2011, afin d’y recueillir le témoignage des travailleuses du sexe et d’explorer la nature complexe du choix auquel les femmes marocaines sont confrontées.

Scènes et Types dépeint intimement des femmes comptant sur le travail du sexe pour survivre. Ce projet raconte l’histoire de femmes marocaines qui, après avoir perdu leur virginité, n’avaient pas d’autres choix que de se prostituer. Scènes et Types examine la manière dont leurs vies, leurs choix sexuels et la maternité sont dictés par la société et la culture. Bien que cette exploration féminine et politique trace des lignes entre nous et ces femmes, il les abolit également, laissant le récit exister dans une réalité ambiguë, faite de compassion et de communion, aux côtés d’interactions abstraites et décousues – un espace qui fondent souvent les relations étrangères.

Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold
Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold

Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold
Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold

Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold
Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold

Sur cette série, vous adoptez une nouvelle pratique en complément de vos images documentaires, où vous réalisez des photomontages. Pourquoi cette envie ? Qu’apporte ces montages à votre propos ?

J’ai approché le projet comme un documentaire, par le biais de photographies et d’enregistrements audios. Avec ce projet, j’ai aussi commencé à explorer l’utilisation de collages / photomontages en découpant les photos que je prenais, en les reconstituant, les superposant et en juxtaposant ces images. Nous passions du temps avec les femmes qui ont été poussées à la marge de la société – mères célibataires, femmes divorcées ou prostituées. Beaucoup ne se sentaient pas en sécurité une fois leurs visages exposés ou refusaient simplement de se faire photographier. J’ai donc commencé à utiliser les collages comme moyen de protéger l’identité de ces femmes lorsque cela était nécessaire. Je me suis mis à manipuler mes photographies afin d’explorer des idées autour de la représentation et de la perception, de la sexualité, de l’idéalisation et / ou la diabolisation du corps des femmes, de l’héritage de la colonisation et de l’impact des représentations orientalistes des femmes nord africaines.

« Scènes et types » a-t-il été exposé au Maroc ou à l’étranger ? Quel a été la réception de femmes photographiées aux vues de vos images ?

Le projet n’a pas été publié à grande échelle. Il a reçu l’attention de la presse en ligne – incluant une parution dans le TIME Lightbox en 2011, un article dans le NPR Picture Show en 2012, et un autre dans la 3è éditon iPad du British Journal of Photography – mais jusqu’à maintenant rien n’a été publié pour un public africain ou dans une autre langue que l’Anglais. Je serai curieuse de savoir quelles seront les réactions du public marocain.

Pendant que j’étais au Maroc, j’imprimais les photos que je prenais et je les donnais aux femmes photographiées. Elles aimaient les regarder et appréciaient qu’on leur donne des photos d’elles et de leurs familles. Je leur montrais des extraits de mon travail afin qu’elles voient quel genre de photos je prenais et surtout comment je partageais les autres histoires. Sarah et moi dirigions aussi des ateliers par le biais d’organisations de femmes à Tanger et Khenifra, ateliers dans lesquels nous encouragions les femmes à faire leurs propres collages et à prendre leurs propres photos (en utilisant des appareils jetables que nous fournissions) et à échanger leurs intentions et leurs réactions aux photos des autres.

Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold
Scènes et Types I © Tiana Markova-Gold

Scènes et Types III © Tiana Markova-Gold
Scènes et Types III © Tiana Markova-Gold

Quelles sont vos actualités pour cet automne et 2014 ?

Une grande partie des textes de Sarah et de mes images sera publié dans un prochain numéro du Harper’s Magazine (automne/hiver 2013). J’ai aussi quelques projets en préparation dont une collaboration avec Susana Lei’ataua, une actrice et écrivain basée en Nouvelle Zélande.