#EXPOSITION
Il existe plusieurs manières d’investir Touba, la métropole fondée en l’an 1887. Mais pour saisir l’originalité de ce coin de terre, jadis petite bourgade à peine référencée sur la cartographie du Sénégal, il n’existe qu’une seule clé de compréhension : Cheikh Ahmadou Bamba, né dans la localité de Mbacké Baol en 1853 et entré en résistance pacifique contre l’occupant colonial dès sa prime jeunesse. Il déclare que l’islamisme armé, c’est l’ennemi suprême, alors qu’il suffit d’un mot de lui pour que tout s’embrase. Le 21 septembre 1895, voilà que l’administration coloniale l’expédie, par le paquebot Ville de Pernambouc, dans la forêt dense du Gabon. On imagine l’indomptable végétation. On imagine son univers de réclusion, moite, aquatique, surchauffé, sans doute caillouteux.
Probablement, dans sa retraite, songe-t-il alors aux grandes étapes de sa vie future. Pour oublier la rudesse de sa condition et les années de plomb dans la jungle hostile, il dédie son être à la contemplation du divin et à la prière intense. Sans renier un iota de son idéal. Le prisonnier qu’il est désormais, écrit alors des pages de prose, parmi les plus belles qui se puissent trouver dans la littérature en langue arabe. Chez ce martyr noir au nationalisme ardent, l’acte de création est d’abord un acte solitaire et le poète ne se sépare jamais de l’homme d’action. Plus que souvent, son corps est empêché mais son cerveau est en activité. L’islam nègre tolérant qu’il met en oeuvre, peu connu, peu médiatisé, pourrait presque être déclamé sous forme de vers. Acte d’écrire sans liberté. Droit revendiqué à l’insoumission. Résistance à la colonisation. Rameau d’olivier au bout de la résistance. Guerre sainte multiforme, inventive, non violente. Pacifisme résistant. Apatridie sans reniement. Victoire de la plume sur l’arme à feu. Victoire du gramme sur le kilo.
De retour chez lui, le 11 novembre 1902, Bamba, fondateur de la confrérie des mourides, est idolâtré, adulé, révéré, vénéré, louangé par ses fidèles. Plus tard, assigné à résidence, il est contrôlé, craint, épié mais respecté par la puissance coloniale à qui l’oppose désormais, et pour la vie, une guerre froide. Il a cependant gagné sa bataille, sa dignité et son peuple car pendant que s’affirme sa popularité, sa confrérie essaime dans le monde. Il sera à nouveau envoyé en exil en Mauritanie le 20 juin 1903, avant de revenir chez lui quatre années plus tard.
De son vivant, il avait prophétisé que sa bonne cité de Touba deviendrait un jour un grand centre du monde musulman noir. Depuis sa disparition intervenue le 19 juillet 1927, la vie de la ville qu’il a fondée est comparable à une longue marche où chaque pas est une victoire.
Depuis sa mort physique, Bamba, qui était tout à la fois poète émérite, juriste de haut vol, soufi incandescent, littérateur accompli, théologien confirmé, est raconté, célébré, chanté, peint, dessiné et portraituré. Aujourd’hui, il ne reste de lui que cette photo célèbre où le saint homme flotte, au sens propre et figuré, dans un boubou blanc immaculé, alors qu’un turban de la même couleur lui dévore littéralement la tête et le visage. Plusieurs décennies déjà qu’il s’en est allé, mais à Touba, le passé qui s’ancre dans la continuité, pèse toujours. Touba, ville au passé difficile et à l’avenir prometteur, terre de toutes les passions, est à Bamba ce que l’Egypte est au Nil : un don, pour reprendre l’expression d’Hérodote. Sans Bamba, il n’y aurait jamais eu de Touba.
A la fin des fins, deux réalités inséparables s’imposent : celle de l’impressionnante saga d’un homme, qui, en inventant un dogme religieux négro-africain, entre par effraction et survole toute l’histoire de son pays. Celle de la ville de Touba, vertigineuse à tout point de vue, qui ne cesse de défier tous les géographes et urbanistes du monde. Cette exposition, présentée par les galeries Atiss et Chab, qui court sur 16 oeuvres photographiques de grand format encadrées de 163 X 56 cm et 9 oeuvres photographiques de moyen format encadrées de 106 X 46 cm, ausculte le coeur de Touba. Ces photos rares, capturées, puis prises en otage par la pellicule d’Eric Guglielmi, racontent le magal de Touba, une expression tirée de la langue wolof, qui signifie commémoration.
Il célèbre le départ en exil de Bamba pour le Gabon. Si Touba était une symphonie, le magal en serait la gamme majeure. Mis bout à bout, ces photographies forment un film complet sur la ville de Touba et l’oeuvre du Cheick, abondante, et de tout premier plan.
Tidiane Dioh
#BIOGRAPHIE
Eric Guglielmi , 38 ans, a découvert la magie photographique à 11 ans, « enfermé dans le noir, les yeux ouverts pendant plusieurs heures ». En 1987, il décroche son premier contrat comme photo filmeur sur les plages du Cap d’Agde, le temps d’un été. Puis ilmonte à Paris et travaille comme assistant, d’abord dans un laboratoire professionnel, puis auprès d’un photographe de mode. En 1991, il est tireur couleur dans un autre laboratoire parisien et travaille en parallèle comme photographe de sport pour l’agence Tempsport. En 1993, il part 18 mois pour l’Amérique latine, en Bolivie, Argentine, Chili, Pérou puis en Equateur. De retour à Paris, il travaille au journal Libération comme tireur noir et blanc. Un an plus tard, il repart, cette fois-ci en Afrique, et s’installe, dans la sous-région ouest-africaine, à Bamako, où il devient pigiste pour le magazine panafricain Jeune Afrique et collabore à divers projets locaux. Riche de toutes ces expériences, il monte son propre atelier.
Il travaille actuellement sur deux projets à long terme. Le premier, “ Je suis un piéton, rien de plus... “, raconte, par l’image, les pérégrinations d’Arthur Rimbaud dans 23 villes. L’association des textes et correspondances du poète disparu avec les clichés d’Eric Guglielmi est donne une alchimie percutante et étonnament actuelle. Anne Biroleau, conservateur-en-chef au département des Estampes et de la Photographie a acquis 7 oeuvres photographiques pour la Bibliothèque nationale de France. Le second projet, intitulé « Traite négrière ou les origines de la mondialisation », jette un regard contemporain sur les villes qui ont joué, parfois malgré elles, un rôle-clé dans l’esclavage, durant plus de trois siècles.
Ce récit par le texte et l’image raconte une « mondialisation avant l’heure » et questionne aussi le rôle de quelques acteurs africain dans cette tragédie.
-
- “Touba” 2006-2007, tirages papier mat pur coton, série 160x53cm et série 90x30cm encadrées, 8 exemplaires"