Pour une autre représentation de l’identité noire en photographie

Pour commencer l’année 2012, partons à la rencontre de la talentueuse photographe Ayana V. Jackson qui vit aujourd’hui entre l’Afrique du Sud et les Etats Unis. Un travail photographique intrigant et percutant dans lequel elle se met très souvent en scène et questionne l’identité et la société noire.

A travers son interview, vous découvrirez son parcours et un univers qui ne vous laissera pas indifférent !

Ayana Jackson, peux-tu nous parler de ton parcours et de comment tu t’es lancé dans la photographie ?

Mon père était un passionné de photographie qui ne sortait presque jamais sans son appareil. C’est lui qui m’a initié et très tôt j’ai commencé à faire de la photo. Une fois à l’Université, je me suis inscrite à un cours de noir et blanc, sur les bases du tirages et du développement. Et c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à réellement travailler sur des projets personnels et à développer ma connaissance des techniques photographiques.

En 2005, alors que j’habitais à Berlin, un ancien étudiant de la photographe Allemande Khatarina Sieverding (professeur à la Kunst Universitat de Berlin), m’a suggéré d’assister à ses cours. J’ai donc rencontré Mme Sieverding, lui ai présenté mes travaux et elle m’a invité à joindre sa classe pour le semestre.
A l’époque le cours qu’elle dirigeait était un cours de théorique et de critique particulièrement ouvert. Aussi bien son enseignement que sa manière de penser le monde me semblait extrêmement neuf et politiquement engagé. Notre classe était particulièrement mélangée que ce soit ethniquement, culturellement ou dans notre pratique artistique. Ainsi, ce cours, même s’il n’a pas débouché sur un diplôme, et ces quelques mois furent une expérience extrêmement formatrice, et l’influence de Khatarina a laissé sa marque sur mon travail.

Pourquoi avoir choisi la photographie plutôt qu’un autre médium artistique ?

J’aime la force de la photographie et son immédiateté. La photo donne une forme au réel, elle le modifie. Ainsi en grandissant et en voyant comment étaient représentés les corps noirs, dans les médias j’ai décidé d’utiliser cet outil de modification du réel à mes propres fin, pour montrer une autre histoire : la mienne.

As-tu le sentiment qu’en tant que femme de couleur, ton travail est perçu différemment, qu’il est lu comme racontant une histoire autre que celle que tu aimerais partager ? Ces dérives (si elles existent) te paraissent-elles contre-productives ou au contraire sont-elles au service du propos de ton travail ?
Pour être honnête, être artiste tout court est dur. Que l’on soit une femme, un homme, blanc ou noir…

Même si je comprends que vous me posiez cette question pour des raisons sociales et historiques, je trouve très frustrant, et dur, d’être appréhendé par ma couleur de peau et mon genre, comme si c’était un handicap qu’il fallait surmonter…

Carrie Mae Weems, Lorna Simpson, Renee Cox, Adrian Piper … Elles sont noires ET femmes ET des artistes reconnues dans leur discipline… Ce furent des modèles pour moi qui font que je n’ai jamais vraiment ressenti que ni le genre ni la couleur de peau puissent être une barrière à ma pratique artistique.

Par contre, pour le moment le véritable handicap vient du fait que je sois autodidacte, sans réelle formation universitaire en photographie. Là, je ressent une réelle barrière et une certaine forme de discrimination.

Pour répondre à votre question sur la manière dont mon travail est interprété : ça s’est amélioré dans les cinq dernières années. J’ai l’impression que le public s’habitue doucement à une imagerie beaucoup plus variée venant de la diaspora africaine et de l’Afrique.

Mais lorsque, il y a dix ans, je commençais à montrer mes photos, certains commentaires sur mon travail et notamment sur ma série « a survey of hip hop in Ghana » (« une étude du hip hop au Ghana ») étaient très critiques. Les spectateurs reprochaient à la série de ne montrer que des Ghanéens essayant de copier des américains…

Alors que par ce travail, je tentais de proposer une réflexion sur la jeunesse ghanéenne et sa place dans notre monde de plus en plus globalisé, et comment les expériences partagées d’une même culture (dans ce cas le hip hop) crée des sortes de communautés. Malheureusement, à l’époque, une grande partie de mon public aurait préféré voir une Afrique plus traditionnelle. Les gens ont du mal à accepter une vision contemporaine de ce continent… On ne veut pas le voire comme pouvant être autre chose que traditionnel…

Pour la série « African by legacy, Mexican by birth », j’ai voulu me concentrer sur l’étendue de la diaspora africaine plutôt que sur la pauvreté des afro-mexicains. Attention ! Je ne nie pas l’existence de problèmes de marginalisation ni de pauvreté, mais je ne supporte pas que la marginalisation soit présentée comme la seule et unique identité de la population noire.

C’est cette vision-là, très limitée, que je trouve frustrante… Mais bon, ceci n’a pas tant à voir avec mon travail d’artiste qu’avec les idées préconçues d’un certain public.

Est-ce que tu as envie d’être critique envers ton public et la manière dont ils voient tes travaux ?

Non car après tout, la manière dont chacun comprend une oeuvre d’art est quelque chose de très personnel. J’ai mon point de vue, très spécifique et très engagé, mais à la fin, mon travail a sa propre vie et est interprété selon le regard du spectateur.

J’ai découvert ton travail durant Paris Photo. Un de tes tirages grand format d’une femme noire pendue à un arbre était exposée à la Momo Gallery : une image que j’ai trouvé très forte. Pourrais-tu nous parler de cette pièce et des idées derrière ce travail ?

Povporn : Death, 2011. Courtesy Gallery Momo © Ayana V. Jackson
Povporn : Death, 2011. Courtesy Gallery Momo © Ayana V. Jackson
_ « Death » est une pièce qui fait partie du projet intitulé « Povporn » (de poverty pornography). C’est aussi une partie de l’exposition Surface Projection. Là encore, je fais référence à la manière dont les personnes noires sont représentées et perçues en photographie.

Ma famille a une maison au Ghana. La famille Amegbor habite sur cette propriété est nous sommes très proches depuis des générations. Quand j’étais enfant au New Jersey, mon « oncle » Simone Amegbor venait passer du temps avec nous : il m’emmenait à l’école, nous faisait à manger, sortait avec mon père, etc… Il n’était pas américain, c’était clair, mais il n’a jamais été pour autant considéré comme étant moins bien que nous. En grandissant, j’ai continué à garder contact avec la famille.

Je ne dis pas que la vie sur ce compound, au Ghana, la vie de cette famille Amegbor représente toutes les vies de toutes les familles d’Afrique. Mais enfant j’étais choquée de la différence entre ce que voulait nous faire croire les médias sur la vie des Africains et la réalité de la vie de ces Africains que je connaissais par les Amegbor.

Pour faire court : après des années à essayer de raconter différentes histoires à travers des projets photographiques plus traditionnels (ndlr) tels que  «Portrait of the New guard», «Commuters Vans»,… je me suis mise à revisiter certaines thématiques récurrentes dans mon travail. J’ai alors compris que dans la représentation de la culture noire à travers le monde, la mort et les désastres étaient une constante. Que ce soit dans l’imagerie commerciale ou culturelle. On associe systématiquement le noir et la catastrophe, et plus l’image est dure, dévastatrice, plus elle fonctionne.

Aussi, le plaisir naît du fait d’être témoin de la souffrance d’autrui. Et selon moi cela relève du pornographique (d’où le titre « Povporn »). Notre manière de vivre, notre confort et notre bonheur semble être validé, semble ne pouvoir exister que si on est témoin de la souffrance d’autrui. « C’est en voyant les enfants d’Afrique mourir de faim qu’on apprécie vraiment ce que l’on a … » N’est-ce pas une phrase qu’on s’entend dire souvent ?

Avec ces notions à l’esprit, et ayant constaté qu’en plus le corps de la femme est très souvent associé à la notion de « plaisir », j’ai décidé de ré-interpréter des images communes de souffrance à travers le nu. Et ce afin de pousser le public à ressentir simultanément un mélange de plaisir et de mal être. Comme ce que l’on peut ressentir face à des photos montrant les pays en voie de développement… En faisant cette démarche, je me ré-approprie ce style de photographie sensationnaliste que je détourne et à laquelle je donne mon propre sens, ma propre critique.

Installation view of Povporn : Death, 2011. Courtesy Gallery Momo © Ayana V. Jackson
Installation view of Povporn : Death, 2011. Courtesy Gallery Momo © Ayana V. Jackson

Avec cette photo en particulier où l’on voit le corps d’une femme pendue sur fond d’arbres, je fais référence à l’imagerie des lynchages publics qui avaient lieu dans le sud des Etats-Unis dans les années 30s-40s. Ces images ont été rendues populaires au travers de cartes postales qui relataient fièrement ces événements et qui représentent aujourd’hui un étonnant témoignage de ce phénomène aussi populaire à l’époque qu’une kermesse publique (cf livre « Without Sanctuary : Photographs and Postcards of Lynching in America » de James Allen).

Je m’inspire aussi pour mes autres compositions de photos célèbres de reportages ayant gagné de multiples prix (pulitzer, World Press…) (trouver le nom de la photo de l’homme tué de côté..

Pourrais-tu nous parler d’un autre de tes projets dans lequel tu te mets en scène avec un bébé blanc. De quoi s’agit-il ?

Ce travail est né d’une idée qui m’a longtemps titillée. Aux Etats-Unis, que ce soit dans un environnement noir ou non-noir, on parle beaucoup de la bizarrerie qu’est le phénomène relativement récent de stars voulant adopter. C’est un peu un sujet de moquerie…

Et je me suis retrouvée lors d’une discussion, à dire que moi aussi j’allais adopter un bébé, mais en République Tchèque ! Je savais très bien que c’était quelque chose que je ne pourrai jamais faire en vrai, du coup c’est devenu le sujet d’un projet photo…

Série BlackMadone, Courtesy Gallery Momo © Ayana V Jackson
Série BlackMadone, Courtesy Gallery Momo © Ayana V Jackson

Personnellement, de voir des célébrités adopter à tour de bras me pose problème. Il y a avant tout la question de pourquoi devoir aller jusqu’au Malawi pour adopter un pauvre petit enfant noir, alors qu’ils ou elles pourraient trouver la même chose à côté de chez eux, à Brooklyn par exemple! Et pourquoi ne pas adopter un pauvre petit enfant blanc des pays de l’Est ?

On revient à nouveau à ce corps noir qui n’est rien de plus qu’un tableau sur lequel sont projetés tout un amalgame de notions et d’idées… Ce « pauvre » enfant est immédiatement considéré comme étant dans le « besoin » et donc devant être sauvé par une femme ou un homme blanc dont l’image renvoie à celle du « sauveur ».

Je trouve cela extrêmement frustrant, car cela implique que forcément l’enfant aura une vie meilleur dans nos pays dits « développés ». A mon avis, on a là les traces d’une mentalité de suprématie blanche, intentionnelle ou non…

Maria de Latte II , 2011, Courtesy Gallery Momo © Ayana V Jackson
Maria de Latte II , 2011, Courtesy Gallery Momo © Ayana V Jackson
Du coup, pour ce travail intitulé « Black Madone », j’ai inversé le phénomène en photographiant une femme noire (moi-même) adoptant un enfant blanc. J’ai interviewé les théoriciens et professeurs Kerry Bystrom ainsi que Shelagh Paterson afin de produire une sorte de parodie à la manière des journaux « tabloids ».

J’ai aussi travaillé avec un graphiste : Riley Hooker a créé une typographie et a développé une série de unes possibles ainsi que plusieurs modèles de double pages, qui ressemblent exactement à ce que l’on trouverai dans des « tabloids « . le texte cependant, même avec une typo style « tabloid », est une critique du phénomène de star se lançant dans l’adoption.

Peux-tu nous parler de ta série « Maria de Latte » ?

Alors que je travaillais encore sur « Projection Surface », j’ai commencé une série où je me représentais en célébrité adoptant deux enfants non-noirs.

J’ai par la suite montré ce travail à des collègues en Afrique du sud qui me disaient que ça ne pouvait pas marcher car il n’y a rien d’exceptionnel à voir une femme noire avec un enfant blanc, on pense juste que c’est une nanny….

Être nanny, comme toute sorte d’autres travaux réservés aux femmes noires (aides domestique, femme de ménage, etc…) est à mon avis une conséquence et un problème lié à l’esclavage et au colonialisme. J’ai donc voulu défier cette idée en faisant un parallèle entre d’une part la vierge marie qui est (essentiellement) une mère porteuse (ou de substitution) et d’autre part une nounou, qui est elle-aussi une mère nourricière. Toutes deux s’occupent de l’enfant d’un autre. Et toutes les deux sont par la suite mise de côté pour laisser place aux vrais parents.

Et donc pour protester contre cela, j’ai voulu élever la nounou/nourrice au statut du divin.

Pourquoi utiliser ton propre corps comme modèle ?

Après avoir passé des années à réfléchir sur la notion du portrait et exprimer des idées sur cette dernière, j’ai choisi de m’orienter vers une pratique de la photographie en studio afin de tester un nouveau langage visuel qui me permettrait de mieux exprimer les mêmes idées que je traitais auparavant.

Et en utilisant mon propre corps comme constante de mon travail, j’invite en quelque sorte le public à une sorte de dialogue avec ma personne.

As-tu des expositions prochainement ?

PovPorn fait partie d’une série de quatre essais qui ont été présentés à la Momo Gallery (Afrique du Sud) durant une exposition intitulée « Projection Surface ». Ce travail a aussi été présenté durant Paris Photo, dans le stand de la Galerie Momo. Et maintenant j’espère beaucoup trouver en Europe des lieux où exposer cette série.

Maria de Latte I-III, Matron Saint of Nannies and Wetnurses, 2011, Courtesy Gallery Momo © Ayana V Jackson
Maria de Latte I-III, Matron Saint of Nannies and Wetnurses, 2011, Courtesy Gallery Momo © Ayana V Jackson

Expositions récentes :

Novembre 2011 : Paris Photo

Juillet 2011 : Johannesburg, Afrique du Sud, Momo Gallery, « New African Photography »

Juin – Aout 2011 : Circulation de la Biennale de Bamako 2009.