History as proposed – Interview de Marianne Fahmy

A l’occasion de sa participation à l’exposition « Alexandrie : Futurs antérieurs » au Mucem, Marianne Fahmy revient sur son parcours, de la peinture à un processus artistique qui passe par l’installation, la vidéo, et l’échange avec des scientifiques & historiens. Au Mucem, elle expose « History as proposed », installation pour laquelle elle s’intéresse à une gare ferroviaire abandonnée à Alexandrie, en réalisant une version fictionnelle du magazine égyptien « the Knowledge ».
En questionnant les récits nationaux et les différentes temporalités de l’Histoire, Marianne interroge également le rôle des artistes dans la société, dans l’idée deleuzienne que la création a toujours un sens politique.

Bonjour Marianne, peux-tu nous en dire plus sur ton parcours ? Comment as-tu fait la transition entre ta spécialité, la peinture, et le fait que tu travailles aujourd’hui principalement avec l’installation et le film ?
J’ai étudié aux Beaux-Arts d’Alexandrie, en suivant notamment l’enseignement de Farouk Wahba qui a encouragé l’introduction de l’art vidéo et de l’installation dans le cursus universitaire. Entre-temps, nous avons fondé avec des collègues un espace où nous avons travaillé sur divers projets, tels que des films en stop motion et d’autres médias. Plus tard, après avoir obtenu mon diplôme, j’ai participé à Mass Alexandria, fondé par Wael Shawki. C’était une excellente occasion de développer mon travail dans un cadre indépendant, où nous avons eu des critiques de groupe, des ateliers avec des artistes et des commissaires d’exposition. Pendant ce programme, j’ai produit mon premier court-métrage  » 31 Silent Encounters  » , ainsi que  » History as proposed » qui est maintenant exposé au Mucem.

Tu exposes la série « History as proposed » au Mucem dans le cadre de l’exposition « Alexandria- Futurs antérieurs ». Peux-tu nous parler du magazine « the Knowledge » « المعرفة », et comment t’est venue l’idée de faire une version fictionnelle de ce document ?
Lors d’une visite dans une gare ferroviaire abandonnée à Alexandrie, j’ai été étonné par les vestiges du bâtiment qui présentaient des caractéristiques architecturales importantes, telles que des arches et des colonnes. J’ai commencé à faire des recherches sur l’histoire de la gare et sur les raisons de sa détérioration. Des conversations avec des spécialistes du patrimoine et des archéologues m’ont permis de recueillir des hypothèses sur la date de construction de la gare, ainsi que de vieilles illustrations qui pourraient représenter le bâtiment à l’époque de sa construction. Les informations manquaient, ce qui m’a permis d’élaborer mes propres hypothèses et scénarios sur l’histoire de la gare. Et j’avais l’intention de la rendre absurde d’une certaine façon.
Le magazine « The Knowledge » était distribué dans les kiosques dans les années 1970 en Égypte. Il s’agissait d’un magazine éducatif alternatif qui fournissait des informations scientifiques et historiques de manière simplifiée et illustrée. Nous avions des tonnes de numéros de ce magazine chez mes grands-parents et, enfant, j’étais bien sûr fascinée par les illustrations. Lorsque j’ai travaillé sur le projet, j’ai commencé à insérer les images que j’avais du bâtiment comme arrière-plan dans les illustrations du magazine. Cela a fonctionné différemment pour chaque image : certaines montraient Napoléon envahissant la vue, l’ère des dinosaures, l’âge de pierre…etc. Au début, je les ai exposées sous forme de tirages, puis j’ai retravaillé le projet pour l’exposition « Alexandria past futures », et c’est à ce moment-là que j’ai produit un numéro complet du magazine.

“Ode to a desert”, Installation, 2021
Magic carpet land ,2020.
Installation view Sharjah Biennial 15, Old Al Dhaid Clinic, 2023.
Image courtesy of Sharjah Art Foundation. Photo Danko Stjepanovic
“What things may come”,2019.
Installation view Sharjah Biennial 15, Old Al Dhaid Clinic, 2023.
Image courtesy of Sharjah Art Foundation. Photo Danko Stjepanovic
“Disappearing Land” photo courtesy of Middle East Institute, Washington D.C., 2022
“Disappearing Land” photo courtesy of Middle East Institute, Washington D.C., 2022.

Qu’est-ce qui te parle particulièrement dans la notion de « fabulation » élaborée par Deleuze et Guattari, et comment l’associes-tu aux différentes temporalités explorées dans ton travail ?
J’ai découvert ce terme lorsque j’ai commencé à travailler sur mon deuxième film « What things may come ». Ce film s’inspire d’études prédisant la submersion du delta du Nil dans le futur. Il m’a fait penser à l’avenir, c’est-à-dire à la migration des habitants du delta, à ce que signifie la création d’une nouvelle société, et à la signification des projets nationaux à l’avenir. Deleuze lui-même parlait du rôle des artistes dans la création du peuple à venir.
A travers le montage, j’ai transformé des séquences de found footage et celles que j’ai tournées dans l’entreprise de traitement des eaux d’Alexandrie, sur la côte marocaine, sur l’île du Sénégal et au musée d’anatomie en Suisse, en images plus grandes que nature, des images qui reflètent ce qui est à venir. Le mélange de prophéties, de mythes et d’histoire dans le film émet une nouvelle structure d’identité permettant la création d’une nouvelle société.

Tu collabores souvent avec des urbanistes ou des scientifiques pour vos projets, comment ces échanges influencent-ils vos travaux respectifs ?
Pendant la phase de recherche, il est important pour moi de parler à des experts dans le domaine que j’inclus dans le projet. Cela me permet d’acquérir des connaissances et de répondre à des questions dont je parlerai plus tard. Par exemple, lorsque je travaillais sur « What things may come », je me suis penchée sur la question de la mémoire collective et de la mémoire héréditaire. La conversation avec le Dr Maged Goubran, dont les recherches portent sur les neurosciences computationnelles et la neuro-imagerie, m’a énormément aidé à développer cette partie du film, car les données scientifiques qu’il a partagées avec moi m’ont permis de me les réapproprier dans un scénario fictionnel mais plausible. Je pense également à Mirhan Damir, architecte et conservateur de bâtiments patrimoniaux, qui est extrêmement généreux lorsqu’il s’agit de fournir des informations historiques et des références aux sites architecturaux dont je parle. Nous partageons le même enthousiasme pour l’étude des structures architecturales marginalisées, et nous essayons de les mettre en lumière par nos différentes approches.
Chaque projet m’a amené à parler avec des personnes exceptionnelles. J’ai une attitude historiciste lorsque j’étudie les récits sociaux et politiques du passé. Et j’ai tendance à rencontrer des personnes qui sont liées à l’Histoire, ou dont les parents l’ont été. Je dois dire que le cheminement de chaque projet a été stimulant et instructif, et j’essaie dans mon travail de transmettre des histoires d’une façon qui puisse permettre aux spectateurs de s’y identifier.

Exposition Alexandrie, Mucem, février 2023

Quelles sont tes principales influences ?
Je suis inspirée par les récits de personnes qui ont lutté contre la notion de nationalisme. Cela me permet de mieux comprendre les événements majeurs de l’Histoire, ceux qui ont suscité des sentiments et des émotions fortes. J’explore ces récits à partir des œuvres qu’ils ont produites, telles que des lettres, des journaux intimes, des livres ou des poèmes.
Je me réapproprie ces œuvres dans un cadre ou un scénario différent, ce qui permet de les comprendre avec plus de recul. Comme dans « Magic carpet Land », un film qui revient sur les journaux intimes du premier océanographe égyptien. Cet homme a fait partie d’une expédition qui a profondément influencé le développement de l’océanographie en Égypte et, par la suite, dans plusieurs pays arabes et africains, ce qui a également eu un impact socio-économique.
Le film explore le conflit intérieur de cet océanographe, déchiré entre ses idéologies nationales et l’évolution de ses relations avec les scientifiques britanniques, à une époqueoù l’Égypte était sous occupation britannique.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je suis basé à Alexandrie, en Égypte. L’évolution rapide de l’infrastructure de la ville m’incite à explorer les lieux et les histoires marginalisés.
Depuis quelques années, mes recherches portent principalement sur l’histoire de l’eau en Égypte. Cela m’a amenée à explorer le tout premier système d’approvisionnement en eau construit à Alexandrie et qui a pour but de fournir et distribuer de l’eau douce à la ville. Les citernes ont été construites sous terre, certaines avec les vestiges de structures plus anciennes. Sauf que les citernes ne servaient pas seulement à stocker l’eau, elles également fait usage, au fil du temps, de chambres souterraines, de cachettes pour les fugitifs, de lieux de sépulture et même de cellules de prison. Dans mon prochain film, les systèmes d’approvisionnement en eau sont abordés comme un symbole de résistance, notamment parce qu’ils seront sont explorés à travers les journaux intimes d’une grande militante des années 1970. Ces journaux remettent en question sa position dans l’Histoire lorsqu’elle réagit à un rêve collectif qui n’a pas eu la chance de prospérer. C’est une époque qui a laissé de nombreux de nombreux « rêveurs » brisés, dispersés et plongés dans une forme de « nihilisme national ».