Mémoires et déplacements, une interview de Badr El Hammami

Depuis plus de 10 ans, nous croisons le chemin de Badr El Hammami, tout d’abord en France, puis en Tunisie et au Maroc. C’est au travers de son travail « Thabrate » sur la question de l’oralité et de la correspondance que nous découvrons l’importance de son travail pour raconter la mémoire collective et la question du déplacement. Ces dernières années nous avons l’occasion de le voir développer son projet « Entre nos mains » entre autre à Marseille où il raconte des histoires de vie et de transmission autour d’objets berbères. A travers son interview, il revient pour Afrique in visu sur son parcours mais aussi sur ses nouveaux projets qui entremêlent toujours la grande Histoire et sa généalogie personnelle.

Bonjour Badr, peux tu te présenter ?
Je m’appelle Badr EL HAMMAMI, je suis artiste. Mon parcours dans les arts a débuté avec des études en arts plastiques au lycée, suivi d’une formation en école d’art appliqué à Bordeaux. Ensuite, j’ai obtenu un DNSEP à l’école des beaux-arts de Valence, et en 2017, j’ai complété un post-master à l’école des beaux-arts de Paris-Cergy. Depuis lors, je n’ai jamais cessé d’exercer ce métier.

Ton parcours s’articule entre le Maroc et la France en particulier, avec des étapes autour de la méditerranée comme la Tunisie ou encore l’Egypte. Peux-tu nous raconter ta trajectoire personnelle ?
Mon parcours artistique s’est déployé entre le Maroc, la France et d’autres destinations méditerranéennes telles que la Tunisie et l’Égypte. Initialement, mes déplacements se limitaient au Sénégal pour la Biennale de 2010, puis au Musée National du Mali en 2011. Ce n’est qu’à partir de 2012 que j’ai commencé à retourner au Maroc pour des projets artistiques. En revenant travailler au Maroc, j’ai renoué avec mes racines, comme en organisant un atelier dans mon ancienne école primaire, sans prédéfinir le résultat artistique. J’aime laisser les choses émerger progressivement pour ensuite les transformer en œuvres.
À la suite de cet atelier, j’ai créé une vidéo intitulée « Mémoire#2 », où l’on voit des enfants refléter la lumière du soleil dans la cour de récréation, filmés à une vitesse réduite pour créer une esthétique entre la photographie et la vidéo. La réalisation finale de cette vidéo m’a demandé de retourner au Maroc et de vivre sur place pour me concentrer pleinement sur les images.
Par la suite, il est devenu nécessaire pour moi de découvrir d’autres espaces et lieux artistiques pour y travailler, comme à Kerkennah en Tunisie, une île intrigante avec une histoire riche. Travailler sur place me permet de capturer l’instant présent et d’en faire quelque chose d’unique et d’authentique.
Mon projet actuel en Égypte se concentre sur le résistant Abdelkrim al-Khattabi, pionnier de la lutte pour l’indépendance du Maroc. Le nord du Maroc était alors sous occupation espagnole, le centre sous occupation française, et le sud également sous domination espagnole. Abdelkrim a mené une guerre de 1921 à 1926, mais a dû se rendre face à la coalition des armées française et espagnole, notamment en raison des bombardements chimiques. Exilé à l’île de La Réunion, il est censé y rester trois ans mais y demeure 21 ans avant d’être rapatrié en France en 1947. En faisant escale à Port-Saïd en Égypte, il comprend l’importance de son rapatriement et choisit de rester en Égypte jusqu’à sa mort en 1963. Mon voyage en Égypte vise à mieux comprendre sa vie dans ce pays, d’autant plus qu’il est originaire de la même ville que moi au Maroc, ce qui lui confère une place importante dans notre mémoire collective.

Dans ta pratique, tu as régulièrement collaborer avec différents artistes, comme Yassine Balbzioui, Fadma Kaddouri ou encore Jean-Paul Thibeau ou encore dans le cadre de projet d’exposition ou d’écriture collectives, en quoi ces échanges souvent longs t’intéressent-t-il et ce qu’ils apportent dans ta pratique ?
Les collaborations avec d’autres artistes sont essentielles dans ma pratique artistique, car elles me permettent d’explorer de nouvelles perspectives et de repousser les limites de ma propre créativité. Chaque artiste apporte avec lui sa propre vision, son bagage artistique et ses expériences personnelles. Travailler avec d’autres me confronte à des idées et des techniques auxquelles je n’aurais peut-être pas pensé seul, élargissant ainsi mes horizons artistiques.
En m’engageant dans des collaborations artistiques, je suis en mesure d’aborder des questions complexes sous différents angles, ce qui enrichit la profondeur et la complexité de mes œuvres. De plus, ces collaborations me permettent d’établir des liens avec d’autres communautés artistiques et de participer à des dialogues artistiques plus larges, élargissant ainsi mon champ d’influence et d’inspiration.

Au cœur de ton travail, il y a la notion de mémoire qui traverse nombreux de tes projets. Peux-tu nous raconter comment ce fil rouge se développe ?
La notion de mémoire est en effet un élément central de mon travail artistique, et elle se manifeste de différentes manières à travers mes projets.
La mémoire est un pilier fondamental de ma démarche artistique, se révélant de multiples façons à travers mes projets. D’abord, ma propre histoire personnelle occupe une place prépondérante. Mes expériences passées, mes souvenirs d’enfance et mes attaches profondes avec mes racines marocaines imprègnent chacune de mes créations. Par exemple, en retournant dans mon école primaire pour animer un atelier avec les enfants, j’ai ravivé des souvenirs enfouis qui ont enrichi ma pratique artistique. En parallèle, j’explore également la mémoire collective et historique, cherchant à questionner et à exprimer les multiples facettes de l’expérience humaine à travers divers médiums artistiques.

Ce fil rouge de la mémoire n’est pas l’unique lien qui relie de nombreux projets. Tes réflexions comme ta pratique artistique semblent fonctionner comme un entremêlement de rhizomes où apparaissent cette notion de mémoire dont nous venons de parler mais aussi la question de l’exil ou encore de la transmission . J’aimerai que tu reviennes sur 3 projets qui pour moi sont importants au sein de ton travail et permettent de comprendre l’articulation de ton travail depuis 20 ans. Peux- tu nous décrire chacun d’eux et revenir sur le lien qui les relient :

Mémoire #2 :
« Mémoire #2 ». En revenant sur les lieux de mon enfance au Maroc, j’ai été inspiré à réinventer la photographie de classe traditionnelle. Plutôt que de figer les souvenirs dans des images immobiles, j’ai cherché à les ramener à la vie, à les mettre en mouvement.
L’utilisation de miroirs et de reflets solaires dans cette réinterprétation visuelle crée une illusion hypnotique, où les souvenirs semblent danser devant nos yeux. Les enfants, protagonistes de cette chorégraphie du souvenir, deviennent les acteurs d’une performance où la mémoire s’efface aussi vite qu’elle se révèle.
L’analogie de l’encre sympathique est particulièrement évocatrice. Comme cette encre invisible qui révèle son message sous l’effet de la chaleur, les souvenirs ressurgissent fugitivement avant de s’estomper à nouveau. C’est dans cet éphémère, dans cette brève révélation de secrets enfouis, que réside toute la magie et la poésie de la mémoire.
Ainsi, « Mémoire #2 » devient bien plus qu’une simple expérience visuelle. C’est une exploration de la fugacité des souvenirs, de leur capacité à se métamorphoser et à s’effacer, tout en laissant leur empreinte indélébile dans notre conscience.

Mémoire#2, 2012 © Badr El Hammami
Mémoire#2, 2012 © Badr El Hammami

Thabrate :
Le projet « Thabrate » prend racine dans une tradition ancienne de communication entre les populations du Maghreb, confrontées au défi de la distance après les migrations massives vers la France dans les années cinquante et soixante. Le mot « Thabrate », signifiant « la lettre » en berbère, évoque cette pratique d’oralité où les proches s’échangeaient des nouvelles et des messages à travers des enregistrements sur cassettes magnétiques, avant la démocratisation du téléphone dans les années 80.
Pour ce projet, Fadma et moi avons décidé de reprendre cette technique de correspondance par K7 magnétique, dans un hommage à nos parents et à leur ingéniosité pour maintenir le lien avec leur famille restée au Maroc. En reproduisant cette démarche en des conditions similaires à celles de l’époque, sans recourir aux possibilités technologiques avancées disponibles aujourd’hui, nous nous sommes plongés dans une discussion par cassettes interposées.
À travers ces échanges, nous avons voulu explorer la nostalgie du pays, la vision du monde et le quotidien de nos vies en France, tout en inscrivant notre démarche dans une continuité culturelle et historique. « Thabrate » devient ainsi un témoignage de cette pratique traditionnelle de communication, mais aussi une réflexion sur les liens familiaux, la distance et l’identité dans un monde en constante évolution.

Thabrate, 2011_2019 – Artconnection, Lille, 2018 © Badr El Hammami

Entre nos mains :
Le projet « Entre nos mains » est une exploration profonde de la transmission culturelle à travers les objets souvenirs et les récits qui les accompagnent, en particulier dans la diaspora amazigh (berbère). Réalisé lors de résidences artistiques à Marseille et à Marrakech en 2021 et 2022, ce projet a transformé l’espace de l’atelier en un lieu de rencontres et d’échanges autour de la mémoire et de l’identité.
En invitant des personnes d’origine amazigh ainsi que des Marseillais possédant des objets en lien avec la culture berbère, j’ai donné la parole à ces individus pour qu’ils partagent leurs histoires et leurs souvenirs. À travers des enregistrements vidéo, des enregistrements sonores, des photographies et des dessins, j’ai capturé ces moments d’échanges riches en émotion et en signification.
Ce projet est profondément ancré dans la culture de l’oralité, où les récits passent souvent par les objets, transformant l’espace domestique en un espace social chargé de mémoire collective. Les objets deviennent ainsi des témoins de l’histoire familiale, des traditions, des rites de passage et des événements marquants de la vie. En explorant cette mémoire circulaire qui se transmet de génération en génération, j’ai cherché à saisir l’essence même de l’identité amazigh et à mettre en lumière sa richesse et sa diversité.
De plus, en reproduisant le même processus lors de la résidence à Marrakech, en travaillant directement avec la population berbère et en incluant des lieux de transmission tels que le Musée Majourelle ou la Place Jamaâ El Fna, j’ai élargi la portée du projet et enrichi les perspectives sur la transmission culturelle. « Entre nos mains » est bien plus qu’une simple exploration des objets souvenirs. C’est une plongée profonde dans l’essence même de la mémoire collective, de l’identité culturelle et de la transmission intergénérationnelle dans la diaspora amazigh, offrant un regard intime et émouvant sur ce qui nous relie à nos racines et à notre histoire commune.

Entre nos mains, 2020 © Badr El Hammami

Merci pour ces précisions qui permettent de bien comprendre ton approche artistique. Quels sont tes projets en cours ou futurs ? Quelles sont tes actualités (expositions, résidences, projets…)
En ce moment, je suis très enthousiaste à l’idée de participer à une résidence en Égypte avec l’Institut Français, dans le cadre d’une bourse de recherche artistique appelée « MIRA » (Mobilité Internationale pour la Recherche Artistique). Je vais passer du temps au Caire, où je compte explorer de nouvelles perspectives artistiques et me plonger dans l’histoire et la culture de ce pays fascinant.
Parallèlement, j’ai également l’opportunité de proposer une scénographie et une exposition à VK Bruxelles. C’est une chance excitante de pouvoir partager mon travail avec un nouveau public et d’explorer de nouveaux espaces d’exposition.
En collaboration avec Fanny Lambert, une commissaire, écrivaine et critique d’art, nous travaillons actuellement sur un projet de recherche au Maroc intitulé « Entre Survenances et Apparitions ». Nous avons déjà entamé une première partie du projet en collaboration avec l’Appartement 22, dans la région du Rif au Maroc, ainsi qu’à l’Appartement 22 lui-même. Cette collaboration promet d’être riche en découvertes et en échanges intellectuels, et j’ai hâte de voir comment ce projet va se développer dans les mois à venir.