La transmission comme moteur artistique, une interview de Ymane Fakhir

Depuis 15 ans, l’artiste Ymane Fakhir est une collaboratrice d’Afrique in visu et pourtant nous n’avions pas encore pris le temps de réaliser une interview. Pour ce début d’année 2024, nous avons souhaité échanger avec elle sur son nouveau projet, Daret à travers lequel deux artistes sont accompagnés dans leurs professionnalisations au Maroc pendant un an. A travers cette interview, c’est donc l’occasion de revenir sur son approche et son engagement. 

Bonjour Ymane Fakhir, pour commencer, nous aurions aimé te demander de te présenter…
Je suis Ymane Fakhir artiste en art visuel, fondatrice de la résidence Daret depuis 2021.

Comment es-tu devenue artiste ?
On est tous un peu artiste, non ?
Mon père a eu une mauvaise note en dissertation sur un sujet en art à son bac philo. Venant d’un milieu populaire, il n’avait aucune connaissance en la matière. Depuis, sa curiosité l’a poussé à se documenter et à acheter des livres sur la peinture que je feuilletais enfant.
Deux moments de mon enfance m’ont marquée.
Le premier est un échange avec mon père : Sur le mur de notre salon, à Casablanca, une peinture acquise par mon père était un portrait que certains auraient pu qualifier d’hideux, triste, mélancolique. Du haut de mes 8 ans je ne savais pas ce que pouvait signifier la laideur. Cette peinture me questionnait sur un seul point : Pourquoi sur ce portrait, cette femme a une barbe alors qu’elle a des seins? Quand je le questionnais mon père me répondit : “c’est ça l’art.”
J’ai appris récemment que mon père avait acheté cette peinture car son ami peintre et lui partageaient un amour envers leurs chères mères si courageuses et combatives. L’ambiguïté de cette représentation n’est peut-être là que pour accentuer le vécu de sa mère qui assurait le rôle à la fois de mère et de père pour son fils : admiration et fierté de mon père envers la force et les origines de sa mère, descendante d’une famille d’esclave. L’histoire des femmes avait commencé avec eux
Le deuxième moment important de mon enfance est lorsque mon père a acquis un appareil photo Nikon F100. Le jour de la réception de l’appareil, toute la famille était présente. Nous avons passé la journée à poser. Et, quelques années plus tard, j’ai récupéré cet appareil quand je suis entrée aux Beaux- Arts de Casablanca.

Parle nous des sujets qui t’intéressent.
Je trouve mon inspiration dans les récits des mémoires familiales qui sont souvent un point de départ vers des récits collectifs et les récits de sociétés. Enfant, j’assistais et écoutais l’air de rien  les histoires d’adultes : secrets de familles, grossesse de jeunes filles hors mariage, histoires de couple, enfant adopté…, à croire que ces paroles ne pouvaient atteindre l’oreille d’un enfant. Certaines histoires venaient de la sphère familiale, d’autres rapportées par des tiers. Les histoires de ma grand-mère ; souvent sur les esprits et le monde parallèle, ont été des formes de contes racontés naturellement, à la fois merveilleux et inexplicables.

Dans ta pratique artistique, il y a un fil conducteur fort autour de la question de la Femme et des questions sociétales auxquelles elle est confrontée au Maroc. Peux-tu nous en dire plus ?
Mes premières lectures étaient les livres de Fatima Mernissi, Rita Khayat ou Soumaya Guessous. Le récit et les sujets sociétaux étaient au cœur de leurs écrits, comme un acte de prise de parole et une résistance au quotidien. Je ne me considère pas comme une féministe activiste, mais le progrès tel que je le pense est une égalité de chance.
L’idée de développer certains sujets comme le mariage, la succession, la santé, les rituels, la mémoire, le temps c’est qu’ils sont actés par le besoin de sensibiliser ou faire prendre conscience de la place de la femme dans nos sociétés. Le trousseau est né après avoir vu ma mère collecter tout ce dont je pourrais avoir besoin pour ma maison en passant par des objets traditionnels, des objets rapportés de voyages par ma famille et des objets confectionnés par les artisanes et artisans des villes du Maroc. Les objets sont isolés, photographiés sur fond blanc, hors contexte, libérés de tout souvenir. Que faire de ces objets ? j’ai tout simplement documenté une tradition qui s’arrête avec ma génération et que je transmets en forme d’ inventaire photographique..
L’héritage est aussi une continuité par son aspect de transmission, j’avais vécu, écouté et j’écoute toujours des témoignages sur la succession, il ne s’agissait pas de remettre en question la religion qui est une immense civilisation, mais une proposition, un dialogue avec lui afin de se questionner à travers lui. Comment accompagner les familles qui se retrouvent fragilisées sur la question de Taasib, ou les problèmes d’indivision qui se perpétuent sur deux ou même trois générations.

Aujourd’hui tu développes tes projets non plus uniquement à travers la photographie mais aussi sous d’autres formes, pourquoi ?
Au fur et à mesure du temps, la photographie ne suffisait plus pour exprimer tout ce que je voulais conter. C’est naturellement que je suis passée après le travail photographique sur le trousseau 2005-2008, bouquet 2006-2008 et socle 2012 à la série des vidéos Handmade (2011-2012), une série de cinq vidéos, ou je capture les gestes répétitifs alimentaires de ma grand-mère qui transforme des matières premières en produits de base ( graines, cheveux d’ange…). Ces vidéos sont comme des photographies qui s’étirent dans le temps.
Le travail d’observation sur le terrain m’a amenée à matérialiser les enquêtes et m’a permis de questionner d’autres médiums comme la sérigraphie, l’installation, la vidéo ou encore l’écriture. Comme par exemple le projet « The Lion’s Share 2017 » qui associe photographie, objet en verre, vidéo et sérigraphie dans le but de rendre compte des inégalités qui perdurent dans la succession du droit Marocain. C’est à travers la sérigraphie que j’ai pu révéler cette inégalité . Plus récemment, la pièce « Le gouffre du léopard 2020 » s’articule autour d’une lecture performée tandis que j’ai choisi la forme de l’installation pour raconter le projet « As we go along, 2020 » issu d’un travail de recherche sur la double culture avec les habitants de la cité La Castellane à Marseille.

 

L’épouse, The lion’s share, 2016, ©Ymane Fakhir

Il y a quelques temps, tu as décidé de lancer un programme de soutien et de résidence au Maroc auprès de artistes marocain.es «Daret » ; quel est la génèse du projet et que signifie ce mot ?
Daret est une association à but non lucratif qui porte un projet itinérant et collaboratif, inspiré d’une forme d’économie solidaire, pour soutenir et participer à la structuration de la scène artistique émergente marocaine à travers la mise à disposition d’un appartement/atelier le temps d’une année.
Daret est un mot inspiré des modèles de tontines en Afrique, en Asie, en Amérique Latine ainsi qu’au Maghreb ou plus simplement des rituels d’entraide entre voisin·es ou membres d’une même famille.
Tontine et Daret signifie la même chose. Un groupe d’amis ou de proches décident de se réunir régulièrement pour mettre leur épargne en commun. Ma grand-mère, ma mère et d’autres membres pratiquaient Daret (Chacun.e mettait une somme tous les mois ensuite mise en commun et remise à celui qui en avait le plus besoin). C’était aussi un rendez-vous lors de la remise de la cagnotte pour se retrouver, fêter un repas, échanger sur une décision ou un avis. Une amie de ma mère utilisait sa cagnotte pour organiser une fête de Chikhat chez elle, d’ailleurs j’en garde un souvenir magique. j’ai vu pour la première fois les danseuses debout, les pieds en équilibre sur trois verres « hayati » et un plateau de verre et de bougie sur leurs têtes. Une performance populaire digne d’un équilibriste.
Je me suis inspirée de cette forme d’économie solidaire et j’ai mis en place les membres mécènes privés de l’association Daret qui participent tous les mois avec la même somme mais cette fois-ci elle est attribuée pour la location d’un atelier/logement pour une année.
La résidence Daret réinvestit cette tradition en invitant ami·es, particulier·ères, institutions et entreprises désireux·ses de soutenir la scène contemporaine marocaine à prendre part à un système semblable, pour offrir aux jeunes artistes un réel soutien matériel et financier auquel s’ajoute l’opportunité d’élargir leur perspective individuelle dans un espace collectif.
La résidence Daret a débuté en janvier 2021 avec les artistes Khadija el Abyad et Soukaina Joual avec un accompagnement sur mesure de la commissaire d’exposition Flora Fettah en partenariat avec Le Cube – independent art room, dirigé par Elisabeth Piskernik, qui a accueilli les artistes dans les lieux de sa résidence. Daret a définitivement vu le jour en février 2021 grâce à l’investissement des ami.es mécènes adhérent.es. La dynamique collective et le soutien décisif d’Asma El Aaly, Amina Benbouchta et de trois autres mécènes qui préfèrent rester discret·es, ont permis d’ouvrir le bal de la première édition.
Certes, pour cette deuxième édition, le jury artistique a sélectionné deux jeunes artistes femmes mais la résidence Daret est ouverte pour tout artiste qui souhaite y postuler.
Pour ce qui est de la genèse du projet, je pars du constat de la difficulté des artistes au Maroc liées aux coûts élevés des espaces de travail et de logement, ce qui impacte leur travail, surtout lors des moments clés au début de leurs carrières. Après l’obtention de leurs diplômes, les jeunes artistes se retrouvent sans réel soutien ou accompagnement pour se former, entre le monde de l’enseignement et celui des galeries d’art.

Exposition Le portail de  Soukaina Joual et Khadija El Abayd, Dar el Kitab 2023-2024 ©Abdelhamid Belahmida

L’hyar – لحیار, Khadija el Abyad, dessin sur papier 70 x 90 cm, exposition le portail, Dar El Kitab, Casablanca, Photographie©Abdelhamid Belahmida

Raw Body, Soukaina Joual, broderie sur textile 190×150 cm, exposition le portail, Dar El Kitab, Casablanca, Photographie ©Abdelhamid Belahmida

 

 

Résidence Daret 2021- 2022 Rabat

Ce projet compense-t-il un manque, selon toi, au Maroc quant aux résidences d’artistes et sur l’accompagnement artistique ?
Oui il y a un manque malgré la présence des structures comme Le Cube – independent art room et L’appartement 22 à Rabat, Caravane Tighmert et Ouadane, L’espace Le 18 à Marrakech, Mahal Art Space à Tanger, la résidence le Kiosk  et The mother ship à Tanger, le projet Tassarout à  Rabat et Think art à Casablanca pour ne citer que quelques un qui sont des acteurs incontournables à la fois pour accompagner l’artiste sur une courte durée ou pour créer des espaces de discussions, d’ateliers et d’expositions. Je sais aussi que certains lieux accompagnent les artistes sans que ça soit officiel.
Daret à pour objectif de contribuer à la structuration et la professionnalisation des jeunes artistes en proposant une résidence sur du long terme et qui permet de prendre le temps de s’inscrire dans l’écosystème artistique du territoire et d’avoir un impact artistique plus important.

La première édition de ce programme vient de se terminer. Peux-tu nous raconter cette aventure et les acteurs de ce projet du démarrage à son aboutissement avec l’exposition à Dar el Kitab ?
Si Daret se fonde sur des principes clairs, elle s’attache à accompagner la création émergente par un curating sur mesure. Il n’y a pas un plan prédéfini car elle se construit à partir des rencontres, des idées, des projets des artistes, et surtout de leurs besoins. Je rencontre aussi les structures locales et on voit ensemble de quelle manière notre partenariat peut avoir un sens.
Aujourd’hui, Daret c’est trois ans de travail dont 15 mois de résidence.
La solidarité et la communauté en sont des valeurs importantes : le projet a pu se développer grâce à celles et ceux qui y ont participé et l’ont soutenu. Un groupe de mécènes privés permet la location de l’appartement/atelier, l’institut Français du Maroc offre un soutien pour la mise en place de l’accompagnement curatorial, Le Cube a été la première maison du projet et Balima a été notre partenaire pour les séjours curatoriaux.
Pour cette première édition, les artistes Soukaina Joual et Khadija El Abyad ont bénéficié de l’accompagnement de la commissaire d’exposition Flora Fettah, basée à Marseille, qui s’est rendue plusieurs fois à Rabat pour maintenir les échanges avec les artistes résidentes. Du 28 octobre 2023 au 28 Janvier 2024, l’exposition « Le portail », qui a lieu à Dar el Kitab sur une invitation de Kenza Amrouk et Ali Boutaleb clôture la première édition de la résidence Daret. Pour restituer les échanges qui ont eu lieu pendant la résidence, la curatrice et les artistes ont également choisi de réaliser un fanzine, avec le concours de la graphiste, Engy Mohsen. Celui-ci, présenté pour la fin de l’exposition, rassemble des textes sur les artistes et Daret, une discussion à trois voix et un cadavre exquis dans lequel les artistes font se répondre leurs œuvres.

Tu mènes informellement ce travail d’accompagnement depuis des années, Cette première édition était très personnelle puisqu’il s’agissait d’artistes que tu connais depuis très longtemps. Pourquoi t’engager de manière plus formelle ? Pourquoi avoir voulu pérenniser Daret ?
Les artistes Khadija el Abyad et Soukaina Joual ont bénéficié de la résidence car l’une et l’autre n’avait plus ni d’espace de travail ni d’habitation et c’est dans cette forme d’urgence que Daret est né.
La première édition est une histoire d’amitié et c’est vrai, je pouvais m’arrêter là mais je me suis rendue compte qu’il y a des manques et un grand vide… quand on est tout juste diplômé. L’institut français continue de nous soutenir ainsi qu’un groupe de Mje reconduis l’aventure. Les marocains de toutes les conditions s’unissent sans cesse, dans le cadre des associations, des catastrophes, pour participer à la construction d’une mosquée ou à une Daret. Le Mécénat privé est une alternative forte, et ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est de développer et de réfléchir au mécénat privé en allant vers des formes plus hybrides : des formes de valorisation comme des conseils, des dons, des appuis financiers.

La deuxième édition vient de commencer avec deux artistes et une commissaire d’exposition . Pourrais-tu nous raconter la particularité de cette édition et l’évolution du Projet ?
Contrairement à la première édition, le duo Oumayma Abouzid Souali et Oumaima Abaraghe de la deuxième édition a été sélectionné par un comité artistique qui se compose de Meriem Berrada directrice du MACAAL, Karim Amor consultant, Mariem el Ajraoui chercheuse en cinéma et la commissaire d’exposition de la deuxième édition Salma Mochtari.
L’institut Français de Rabat réitère le soutien ainsi que la constitution d’un nouveau groupe d’adhérents Mécènes pour la location d’une année d’un appartement/logement.
La deuxième édition est une continuité de la première, les artistes seront accompagnés par la commissaire d’exposition Salma Mochtari. Pendant la résidence, nous prévoyons d’organiser un talk et une rencontre menés par la commissaire avec si les fonds le permettent, des workshops et formations courtes pour les artistes.

Comment arrives – tu à articuler ton travail d’artiste avec le travail de Daret qui est chronophage ?
Et quels sont tes projets sur le long terme tant à un niveau personnel que pour la résidence ?

Pour le moment la majorité de mon temps est dédié à Daret en espérant un jour passer la main. Récemment j’ai participé en tant qu’artiste au voyage d’exploration de la Caravane Ouadane en Mauritanie, cela a frayé un nouveau chemin sur une nouvelle idée de projet. La mesure du temps est nécessaire pour que les projets naissent que ça soit personnel ou pour Daret.
La résidence est une continuité et une ouverture vers d’autres disciplines, une autre manière de voir les champs de l’art.
Pendant qu’on cherchait un appartement/logement pour la résidence Daret, J’ai remarqué à Casablanca, des immeubles entièrement vides. Une mise à disposition d’un tel espace peut être un lieu de travail et de ressource pour les artistes et les professionnel.les de la culture.

L’espace sera non seulement créatif et culturel mais il sera aussi témoin de la vitalité de la scène artistique et de la dynamique d’un quartier.