Crossroads, un programme d’éducation à la photographie en Algérie. Interview d’Abdo Shanan

En 2020, le photographe Abdo Shanan basé à Alger nous parlait de son idée de programme d’accompagnement autour de la photographie pour les photographes d’Algérie. C’est à l’automne 2022 que ce projet  intitulé Crossroads s’est concrétisé sur quasiment un an. A travers cette interview, il revient sur la genèse du projet, ses objectifs et son déroulement. 

Avant toute chose, j’aurais aimé que tu nous racontes en quelques mots qui tu es et l’état des lieux de la photographie en Algérie qui t’a amené à penser ce projet ? 
Je suis un storyteller / photographe algéro-soudanais. Mon travail se concentre sur la relation des individus avec le groupe et la société. Quand j’ai commencé à faire de la photographie en Algérie à la fin des années 2000, il manquait des lieux d’exposition, de discussion, des festivals. Il manquait des lieux professionnels pour développer la carrière d’un photographe, au-delà du fait de produire un objet photo. J’ai pu développer ces compétences là, lorsque j’ai été en contact avec des professionnels à l’étranger. Aujourd’hui, la situation reste similaire. 

Peux-tu nous raconter comment est née l’idée de Crossroads ? 
En 2020, j’étais co-commissaire de l’exposition Narratives from Algeria, en Suisse, avec Danaé Panchaud. Nous avons reçu de nombreuses candidatures de photographes algériens pour cette exposition. Dans ces propositions, il n’y avait pas de soucis avec la qualité des photos, ou des projets. Mais des textes n’étaient pas aboutis et avaient du mal à faire comprendre les intentions des photographes. Il y avait des soucis techniques : des fichiers ne contenaient pas le titre du projet par exemple. Avec Youcef Krache, un autre photographe du Collectif 220, nous avons réfléchi à lancer un programme d’éducation photo. Mais nous souhaitions créer un programme qui prend en considération la situation du pays : on ne pouvait pas reproduire un programme qui existe à l’étranger. Le système éducatif en Algérie n’aide pas les gens à développer leurs compétences. J’ai donc pensé un programme pratique, où les participants apprennent en faisant. 

Texts and writing for photographers with Leila Beratto at Villa Abdelatif in Algiers.
Public artist talk at Mon autre ecole – One of Crossroads activities to encourage discussions around photography as well as presentations from local image makers.
Texts and writing for photographers a workshop with Salah Badis at Villa Abdelatif in Algiers
Mahdi checking prints from his Fanzine during a workshop around Binding and book making with Rima Djahnine at Mon autre ecole
Grantees checking photo books during a free session where they discuss photobooks
A break and discussions withDani Pujalte During his workshop at Villa Abdelatif.
During the first residency at Villa Abdellatif in Algiers.

Et quels sont ses objectifs ?
Nous cherchons d’abord à ce que les photographes améliorent la qualité de leurs photographies à la fin du programme et qu’ils développent une vision pour leurs projets. Mais, ce que nous voulons, c’est qu’ils aient les outils pour mieux avancer dans leur carrière de photographe et qu’ils élargissent le champ des possibilités pour cette carrière, qu’ils repoussent les frontières qu’ils se sont imaginées jusque là. 
Nous avons donc construit le programme sur trois des aspects les plus courants de la carrière d’un photographe : la publication dans un média, l’exposition et la publication d’un livre ou d’un fanzine. Nous avons donc organisé plusieurs périodes de résidence. Chacune était consacrée à un aspect. Chaque résidence est une simulation d’un type de production de A à Z. A chaque fois, les participants étaient accompagnés par des professionnels : une commissaire, pour la partie exposition, un designer, pour la partie livre, et un éditeur photo, pour la partie publication presse. 

Pourquoi as-tu imaginé un programme d’accompagnement plutôt qu’un workshop ?
Le principe du workshop implique que ceux qui y participent ont déjà les outils de base et qu’ils viennent pour acquérir des compétences très spécifiques. Nous vivons dans une société où le système éducatif ne donne pas les outils aux individus pour développer leurs projets de manière générale : exprimer une idée de manière claire pour que les autres la comprenne, donner son avis. La manière dont le système éducatif est construit ne permet pas de donner de l’importance à ta propre vision des choses, qui a forcément moins d’importance que ce qui est écrit dans les livres d’école. Or, quand tu es un storyteller, tu cherches ta voix. Pour parvenir à l’exprimer, il faut des outils.
Un programme d’accompagnement permet de donner ces outils, tout en prenant le temps d’identifier les besoins des participants et de s’adapter à ces besoins. Le programme de Crossroads est basé sur l’adaptation aux besoins des photographes sélectionnés. Même pendant le programme, le contenu évolue. 

Comment s’est déroulé la sélection des auteurs (nombre qui ils sont etc…) ?
Nous avons reçu une vingtaine de dossiers de candidature. Un jury, composé de Walid Aidoud, artiste-scénographe, Safia Delta, photographe, Myriam Amroun, commissaire et Ramzy Bensaadi, éditeur photo et photographe, a sélectionné trois photographes de manière indépendante. Parmi les critères de sélection, nous avons inclus la parité et nous avons pris en compte le fait que dans certaines régions d’Algérie, les photographes ont moins de possibilité de formation et de visibilité. Trois photographes ont été sélectionnés : Mahdi Boucif, Nejla Bencheikh et Hicham Chibatte

Crossroads s’attache en particulier à la question de l’édition et de l’exposition. Comment a été pensé ce programme ?
Pour l’exposition, les photographes ont travaillé directement avec Danaé Panchaud, la commissaire. Cette dernière a simulé une préparation d’exposition : une sélection de photos par rapport à la thématique et par rapport à l’espace existant. Les photographes ont dû adapter leur projet d’exposition aux limites impliquées par le lieu et les contraintes budgétaires. En parallèle de cette simulation, les participants ont pu échanger avec des professionnels qui ont présenté leurs projets d’exposition. Pour les participants, celà permet de savoir quels sont tous les aspects qui vont avec une exposition : ce n’est pas « que » mettre des photos sur un mur.

Ce projet se déroule sur plusieurs phases avec plusieurs mentors, comme un éditeur de fanzine Roi Saada, un Scénographe Walid Aidoud, écriture avec la journaliste Leila Beratto une commissaire Danae Panchaud, un éditeur Ramzy Bensaadi . Comment se sont passés cette collaboration ?
Nous avons donné des objectifs particuliers à chacun des professionnels. En parallèle, certains de ces mentors, qui se connaissaient, ont travaillé ensemble pour s’adapter aux besoins qui se révélaient au fur et à mesure des résidences. Tous les mentors étaient bienveillants et compréhensifs vis-à -vis des besoins des participants. C’était important pour moi. Je constate depuis un moment que dans le milieu photographique, il y a une grande solidarité. C’est cette solidarité qui m’a aidé à avancer dans ma propre carrière. Et je suis content de voir que cette solidarité peut continuer à travers ce programme. 

Peux- tu nous raconter pour chacun des participants en quelques lignes le sujets du projets et leurs approches esthétiques ? 
Dans son projet « indefinite delay », qui est lié à une expérience personnelle mais qui peut être très universel, Nejla Bencheikh travaille sur l’attente. 
Hicham Chibatte travaille sur un bodybuilder de la ville de Touggourt, Mourad, qui a tout fait pour atteindre ses objectifs sportifs. Il a 42 ans, et sa fille Ibtissem, 14 ans, l’aide dans ses entraînements et l’accompagne aux compétitions. Le projet d’Hicham se concentre sur la relation entre Ibtissem et Mourad et sur la présence d’Ibtissem dans ce milieu du bodybuilding. 
Mahdi Boucif travaille sur la notion de masculinité et comment elle définit les apparences des hommes dans la société algérienne. Mahdi pense que derrière ces apparences, il y a des vulnérabilités que chacun des hommes tente de cacher. 
Je ne préfère pas parler d’approches esthétiques parce que je ne souhaite pas que l’on place leur travail dans des cases alors qu’ils sont en train de transformer leur approches, et que je ne veux pas choisir à leur place. 

Image from Murad by Hicham
Image from l’impasse by Mahdi Boucif
Image from Indefinite Delay by Nejla.
Image from l’impasse by Mahdi Boucif
Image from Indefinite Delay by Nejla
Image from l’impasse by Mahdi Boucif
Image from Indefinite Delay by Nejla.
Image from Murad by Hicham

Comment va se poursuivre le projet Crossroads dans le futur ?
L’édition de cette année était l’édition 0. Nous avons testé des choses. Plusieurs aspects ont besoin d’être améliorés. Par exemple, nous pensons qu’il faut allonger la durée du programme.
Il y aura une édition l’année prochaine, pour laquelle nous sommes en train de chercher des financements.