Au-delà des apparences, Mohamed Bourouissa

Vous connaissez bien cette image au ton acidulé, ce fond vert où se détachent ces deux beaux boxeurs en pleine explication, le temps y semble suspendu…

Retenez bien ce nom : Mohamed Bourouissa  !

La fenêtre © Mohamed Bourouissa
La fenêtre © Mohamed Bourouissa
Ce jeune photographe fraîchement diplômé a explosé depuis l’été 2007 avec le prix Voies Off d’Arles . On ne peut rester insensible ou indemne devant ces images à la frontière du documentaire, de la mise en scène ou parfois même du romantisme…

Hors d’un cliché, hors d’une école dans laquelle on voudrait l’enfermer, Mohamed Bourouissa s’impose, jongle avec les styles, pour créer le sien…

Par la fenêtre, ce n’est pas un spectacle qu’il nous propose mais une image bien réfléchie où chacun joue son propre rôle…

Peux-tu nous expliquer brièvement ton parcours ?

Après la 3ème, j’ai fait BT dessinateur maquettiste à maximilien vox à Paris. J’ai appris la peinture, le dessin, la maquette.

Après je suis passé à la faculté où j’ai terminé une maîtrise et un DEA en arts  plastiques J’étais plutot dans une pratique de plasticien à cette époque. J’ai alors découvert le livre « back in the day » de Jamel Shabazz ,un photographe américain et ce travail m’a tout  de suite parlé, c’était mon identité que je retrouvais… Pour retranscrire cela, l’outil le plus adéquat était la photographie… Je me suis donc mis dans la photo.

Ensuite, j’ai fait l’ Ecole des Arts Décoratifs où je me suis tout de suite spécialisé en photo. J’ai beaucoup appris aux arts déco, ce qu’était une image, quels en étaient les codes ? Surtout j’ai été moins crédule sur l’image et donc petit à petit, j’en suis arrivé à la mise en scène.


Tu es aujourd’hui bien représenté dans le milieu artistique, à quel moment a lieu cette reconnaissance ?

Le Point de départ a été Lianzhou en Chine où j’exposais dans le festival de photo avec le  premier article écrit par Magalie Jauffret dans l’Humanité en 2006. Cela a été le premier pas mais ce qui a fait surtout exploser cela a été le prix Voies Off à Arles en 2007 qui a permis une reconnaissance du milieu de la photographie. Puis ParisPhoto qui a très  bien marché, mes photos ont alors voyagé.  J’ai aussi commencé à en vendre et surtout ce qui m’a énormément touché, auprès de collectionneurs privés et non publics. Avec le public, on pourrait penser que le sujet a joué mais avec ces collectionneurs privés, au-delà même du sujet, il y a une reconnaissance plastique et artistique.

Tu es représenté par la galerie des Filles du Calvaire. Comment s’est fait cette rencontre ?

Cela fait maintenant un an déjà. Suite à Lianzhou, 6 mois après, nous avons échangé avec  les Filles du Calvaire , puis nous avons collaboré lors d’une exposition collective  à Bruxelles. Elles ont alors proposé de me prendre dans la galerie.

Pendant Parisphoto en 2007, la galerie a présenté deux de mes photos : « la République » et « la main ».

Et là en ce moment j’expose au Château d’Eau à Toulouse. Cette exposition  va partir à Sheffield, à Luxembourg,  et au Festival photo en Hollande à Breda puis en Pologne cet été….
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Les différents articles sur ton travail le renvoient dans la lignée de Jeff Wall . Ce n’est pas une petite comparaison,vu la reconnaissance de ce photographe. As-tu eu l’occasion de le rencontrer et sais-tu si il connaît ton travail ?

Je crois qu’il ne connaît pas mon travail, je suis même sûr et je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer. Mais c’est vrai que c’est quelqu’un que j’aime beaucoup, dont je m’inspire. J’essaie aussi de me séparer un peu de cette référence car c’est quelqu’un qui pèse beaucoup sur la photographie.  Avant d’essayer d’être le Jeff Wall français ou le Jeff Wall de la banlieue, j’essaie d’avoir ma propre écriture et ma propre histoire.

Jeff Wall un côté documentaire et il le dit très bien à propos de son travail aussi…

On retrouve ce caractère documentaire, social et à la fois artistique dans mon travail, la comparaison se joue là-dessus.

Pour revenir juste quelques secondes à Jeff Wall, on sait que sa première image célèbre « La Chambre détruite » s’inspire de « La mort de Sardanapal » de Delacroix. En ce moment tu es exposé à la galerie « le Château d’Eau » à Toulouse,  où tu présentes  ta série « périphérique » et de nouvelles images que tu as réalisées fin 2007 lors de ta résidence dans ce lieu. Dans cette résidence, tu as réalisé des tableaux photographiques dans le quartier du Mirail dont les  sujets sont inspirés de tableaux de peintres très connus des 17e et 18e  siècles comme Delacroix, Géricault…Est-ce un travail  de commande ? Et pourquoi t’es-tu inspiré de peintres néoclassiques ou romantiques dans ton travail pourtant si contemporain ?

Je ne m’inspire pas exclusivement des peintres romantiques ou classiques. A vrai dire c’est plein de références, des expériences  que l’on peut retrouver dans mes photographies, des choses que j’ai vues …. Au travers des références que j’ai intégrées avec mes études comme je l’expliquai tout à l’heure, j’ai appris à ne pas être crédule par rapport à l’image. Il y a une histoire de la représentation et je m’inspire de cette histoire dans mes images car un geste est égal à une idée ou indique une sorte de narration. Par exemple, un geste ou un regard dans une image peuvent amener à se poser une question. Il y a donc cet aspect là  qui nourrit mon travail, mon côté plasticien où là je m’intègre dans une histoire de l’art et il y aussi des éléments de mon identité. Une image, c’est une  rencontre de deux univers différents.

Toulouse n’a pas été du tout un boulot de commande. Au contraire, j’ai été l’instigateur de ce projet.  Je devais exposer à la galerie du Château d’Eau. J’ai toujours photographié les habitants des quartiers que je traverse et pour moi, le but principal est d’amener ces gens à visiter l’exposition.

J’ai profité de cette résidence pour faire des images pendant mes deux mois de séjour à Toulouse. J’ai réussi à ramener 8 personnes du quartier du Mirail pour voir l’exposition.  J’avais envie qu’ils voient que la représentation ne se fait pas que dans les médias  mais que cela s’intègre aussi dans le champ de l’art. Leur montrer que ce n’est pas un milieu cloisonné et que les choses sont ouvertes. Mon travail c’est avant tout un travail d’ouverture. Cela questionne plus que cela ne donne de réponses.

Le dos © Mohamed Bourouissa
Le dos © Mohamed Bourouissa

Sur le site de la galerie du Château d’Eau, on voit quelques unes des images que tu as réalisées durant ta résidence entre autre ton image intitulée « la butte » inspirée de Delacroix…

C’est une aquarelle de Delacroix qui s’appelle « le lion déchirant le corps d’un arabe », je trouve cela magnifique.  C’est très symbolique, c’est le début de la colonisation en Afrique. Delacroix a mis en scène l’arrivée des troupes venues d’Europe pour envahir ses terres. Mon idée n’est pas du tout de montrer ce chien sur le corps d’un arabe mais c’est l’idée de nier l’individu d’une manière plus onirique, plus poétique.  Elle n’en est pas moins violente dans ce qu’elle montre.

Avec les images de Toulouse «la butte » ou « le reflet », j’essaie d’être beaucoup plus ouvert et plus juste. Cela peut paraître paradoxal mais le fait d’ouvrir ses images à une idée plus poétique permet d’ouvrir cette image à un sentiment…  Je travaille à la fois sur la composition mais aussi sur le ressenti, sur l’émotion…

Par exemple, « le reflet » s’inspire de nombreuses choses, j’interprète plusieurs références. Ici, c’est entre autres le radeau de la Méduse . Le but n’est pas de faire exactement la même chose. Là j’essaie de réinterpréter une composition, de comprendre comment le tableau s’articule et de le réarticuler autrement, en intégrant ma propre identité visuelle.  A la base le tableau de Géricault présente de nombreux corps, mais j’ai choisi de garder l’image d’une seule personne de dos. Ma photo est aussi symbolique avec son amoncellement de postes de télévision, il n’y avait pas besoin d’ajouter des corps….

J’ai réalisé 3 images sur  Toulouse et pour une résidence de deux mois, c’est beaucoup. (Rire)

Il faut dire que cet ensemble d’images Périphériques   cela fait 3 ans que je l’alimente.

Ce n’est pas une série, chaque image est indépendante, elle n’a pas besoin de l’autre pour exister.

Périphériques, pour moi le terme n’est pas très juste, car cela devrait être  «périphérie ». J’essaie de créer des moments de tension, une sorte d’interstice qui se passe et qui permet d’ouvrir le champ de l’image à la narration. Périphériques , c’est le point culminant entre deux espaces différents et bien sur en référence avec cet autre Paris….
Le poing © Mohamed Bourouissa
Le poing © Mohamed Bourouissa

Tu travailles d’une manière très spécifique, très loin de l’instant décisif de Cartier-Bresson. De quelle manière diriges-tu les personnes que tu photographies ?

Je travaille d’après croquis, je place ainsi les modèles et les éléments dans ma composition.

Ensuite je laisse le modèle s’incarner dans l’image. J’indique les positionnements dans l’espace mais je le laisse aussi exister. Souvent  le modèle propose des choses plus intéressantes que les miennes alors je les accepte. C’est là d’où naît l’ambiguïté : on ne sait plus si on est dans la mise en scène.  Je pense qu’on a alors une image plus juste.

La prise de vue doit être parfois très courte car les gens sont très impatients. Je dois être clair dans ma tête…

Je réalise mes croquis, je photographie ensuite les lieux seuls. Puis je place les gens dans l’espace et ensuite je réalise ma photo avec les gens du quartier.

Et ces modèles sont-ils des amis ? Des connaissances ? Et que pensent-ils de tes photos ?

Pour les modèles, maintenant cela fonctionne réellement en réseau, les gens connaissent mon travail et me sollicitent.

Avant de faire une photo, je discute avec  les gens parfois pendant deux ou trois mois. Cela peut être des connaissances qui deviennent des amis.

Je crois que les photos leur plaisent. Je n’ai jamais eu de mauvais retour.

Exposes tu tes photos dans les endroits photographiés ?

Non, c’est très important pour moi que les images soient présentées dans de vrais espaces d’exposition.  Je ne veux pas faire de la photo de quartier. Ce que  je veux c’est intégrer une certaine identité dans des lieux soi-disant pas faits pour…

Je fais le chemin inverse, je prends une identité et je l’intègre dans l’art. C’est là où se joue mon engagement artistique.

Je ne me révolte pas contre le système, mais contre une non intégration des banlieues.

J’ai vraiment envie que les habitants des cités fassent le chemin inverse. Je veux qu’ils viennent  voir mes images dans les espaces d’exposition.

Mais comme je donne mes images aux modèles, je ne les présente pas dans leurs banlieues mais ils les exposent chez eux. Ils créent ainsi leurs propres espaces d’exposition sur leurs murs.

Tu viens de Courbevoie. Y as-tu déjà réalisé des clichés ?

Non pas encore… Ces images ont été réalisées dans plein de lieux différents, Grigny, La Courneuve,  Pantin … Je n’en ai pas encore fait chez moi. On part pour mieux revenir….

Comment procèdes-tu techniquement ?

Je bosse la plupart du temps en moyen format, un RB 67 Mamiya.

Je travaille avec un flash, j’expose la scène de devant au bon diaph puis je sous-expose le fond. Cela permet ainsi de faire ressortir les personnages. Mais aussi je fais de longs temps de pause ainsi la lumière se diffuse mieux…

Au départ, j’estimais que le flou était une lacune mais finalement cela me permet de faire des champs et contre champs et de mettre des choses en avant.

Ce flou que je réfutais, qui était un défaut, est  devenu désormais une chose constitutive de mon écriture visuelle.

La main © Mohamed Bourouissa
La main © Mohamed Bourouissa

Tes textes sont écrits depuis fin 2006  par Magalie Jauffret qui est journaliste pour l’Humanité et critique. Travaille-t-elle en amont des photos avec toi ou après ? Pourquoi ce choix ?

Je n’écris pas mes textes, mon langage est visuel. C’est là où je suis à l’aise. Je ne suis pas théoricien de l’art.

Je travaille avec Magalie depuis notre rencontre. Elle suit l’évolution de mon travail…

Nous nous voyons régulièrement pour faire un point sur mes nouvelles images.

Ainsi après avoir vu mes images, elle me pose des questions pour voir comment j’en suis arrivé  là… On échange, on en discute…

Cependant je laisse une grande part à l’interprétation. Je ne veux pas enfermer mes photos, l’interprétation tient à chaque personne.

Je cherche le juste équilibre…

Mes images sont des images ouvertes. Je ne veux pas plaquer des idées.

Je pose des questions au spectateur. Il tombe sur un stéréotype mais le fait que ce  soit une mise en scène pose des questions…

Mais tes modèles, souhaites-tu qu’ils viennent  du même environnement ?

Je veux prendre des gens qui vivent dans les espaces que je photographie. Je pense que cela permet d’être plus juste.  Je préfère prendre des gens qui jouent leur propre rôle.

Je ne veux pas forcément toujours travailler sur la banlieue mais  j’ai commencé par y  travailler car je viens d’une cité. J’en connaissais les codes…

L’univers sur lequel je veux travailler, ce sont les rapports de force, sur les mécaniques de pouvoir, la séduction dans une société. Comment ces mécanismes existent dans la vie ?

Mais cela pourrait être retransposé n’ importe où, dans différents lieux… Je ne veux pas être seulement affilié à la banlieue.

Quels sont tes projets à venir ?

Je pars début avril en résidence 3 mois à Rio au Brésil…

Toutes les photos sont © Mohamed Bourouissa, Courtesy galerie Les Filles du Calvaire