Ceux qui restent

En 2015, sous les conseils de Bérénice Saliou de la résidence Trankat, nous découvrions le travail tout en lenteur et en douceur de Wiame Haddad. A travers cette interview nous revenons sur ce grand projet au long cours qu’elle mène depuis 5 ans autour des anciens prisonniers politiques marocains. D’une grande force et d’une grande pudeur, ses images dévoilent une partie de ce passé complexe qu’ a connu le Maroc dans les années 70.

Comment est né l’idée du projet « Ceux qui restent » ? Il s’agit de ces prisonniers politiques marocains que tu exposes en ce moment au Cube à Rabat.

Lorsque j’étais encore étudiante, je me suis retrouvée par hasard lors d’un diner chez des amis, à la table d’un homme qui évoquait la parution de son dernier livre « La chambre noire ». Cet ancien militant du mouvement d’extrême gauche, Illal amam, y racontait son passage par le « Derb Moulay Cherif », commissariat situé dans un quartier populaire de Casablanca, et tristement célèbre pour son centre de torture secret. Je n’avais que des idées vagues sur cette histoire à l’époque, et de me retrouver assise à la même table qu’un homme qui avait été torturé et emprisonné pour ses convictions politiques m’avait largement émue et ébranlée. Je voulais en savoir plus, l’entendre raconter encore son histoire, ce lieu, cet emprisonnement. C’est le point de départ de ma recherche autour de cette période de répression qu’a connu le Maroc dans les années 70.

© Wiame Haddad
© Wiame Haddad

© Wiame Haddad
© Wiame Haddad

© Wiame Haddad

Ton travail s’articule entre photographie et vidéo sur plusieurs projets. Que t’apporte chacun de ces médiums ? Comme les fais tu dialoguer en exposition?

Je suis photographe avant tout, et j’utilise la vidéo de manière très photographique, mes plans vidéos sont très souvent photographiques, lents et silencieux.

Au Cube, on retrouve des portraits, des objets et des lieux que tu fais dialoguer. Que racontent chacun de ces corpus ?

Toutes les pièces présentes au Cube font partie d’un ensemble et servent le projet « ceux qui restent ». Je ne décide pas en avance de faire de la photographie (bien qu’elle soit instinctivement fondatrice) ou de la vidéo, ni des portraits ou du paysage. C’est le projet qui m’amène à photographier telle ou telle chose, un corps, un objet, un lieu, tous les sujets de mes images se révèlent au fur et à mesure de mes recherches. J’ai commencé par faire des portraits des anciens prisonniers politiques, car après plusieurs mois de recherches j’ai pu les rencontrer et discuter avec eux. L’envie de photographier leurs corps était inhérente à mes attentes, elle était la première idée. Tous ces corpus d’images représentent un ensemble photographique et vidéo qui tente de s’inscrire dans un mouvement, je ne cherche pas à raconter ‘’une’’ histoire ni à créer une narration. Je pense que la diversité d’images (portraits, paysages, objets…) recrée, dans un espace d’exposition, une mise en scène dans laquelle chacun est libre de lire et d’interpréter mais également où les sujets des photographies sont libres de se faire face.

Lorsque j’ai découvert ton travail, j’avais beaucoup aimé tes vidéos « des équilibres », où on ne sait pas si ce sont des photos qui s’animent en lenteur ou des vidéos où opèrent des ralentissements. Dans ton travail vidéo sur «  Ceux qui restent », tu as travaillé d’une manière similaire ?

Oui, j’ai produit pour Ceux qui restent une série de vidéo pour laquelle j’ai travaillé de la même manière. Comme je le disais plus haut, mon travail vidéo est en général très photographique. J’ai filmé de manière silencieuse des anciens de Tazmamart (bagne secret de Hassan II, d’où plus de la moitié des détenus ne revint jamais.), assis sur fond noir.

Je voulais tenter de replacer ces corps, – qui eux même avaient été pendant une vingtaine d’années figés dans le temps – dans un non-espace. Obligeant le spectateur à se confronter au silence, à la force de la seule présence du corps, épuisé par ma demande de rester immobile.

La temporalité de ces vidéos est importante car elle nous confronte directement à ces corps, à la manière dont ils résistent, dont ils s’abaissent lentement au fur et à mesure du plan. Faisant ainsi directement écho à leurs vécus et à leurs incarcérations. Le corps devient un témoin une trace sensible et subtile qui confronte l’indicible.

Dans tes photos et vidéos on observe toujours cette latence. Que questionnes-tu avec cette temporalité ? Interroges- tu la mémoire collective du pays, le Maroc ? Le corps en résistance ?

Cette question de durée est une notion assez récurrente dans mon travail et est inerte à ma démarche. D’abord dans mon processus de création : car je suis très lente, j’ai besoin de beaucoup d’espace et de temps pour travailler et produire (ce projet m’a pris cinq années à finaliser). En photographie je travaille en argentique ce qui m’impose souvent une durée entre les prises de vues et le résultat final. Mais il est important pour moi que mon travail s’inscrive dans cette durée, c’est un work in progress, j’ai fini par accepter le fait que ma démarche artistique questionne cette notion ci. Être dans un ongoing process, m’oblige à sans cesse questionner mon travail. Mes recherches s’étendent en général sur plusieurs années et m’amènent à une évolution permanente.

Lorsque j’ai commencé à travailler sur le projet Ceux qui restent, je n’avais pas vraiment idée des pièces finales qui allaient être produites. Au fur et à mesure des années de recherches et de production, les matières variées ont pris forme. Aujourd’hui Ceux qui restent est un projet qui compte à la fois de la photographie (portraits paysages objets..) mais également de la vidéo… La pertinence de ce travail trouve sens pour moi dans l’idée de recentrer ces années de terreur et d’emprisonnement, à la fois dans la mémoire collective mais également dans l’histoire. Je ne cherche pas vraiment à fixer une idée ni à dire ce qui est, mais plutôt à esquisser un espace fictionnel dans lequel un fragment de l’histoire deviendrait libre d’exister. L’exposition au Cube est l’un des aperçus de l’ensemble de Ceux qui restent.J’ai pu également quelques mois auparavant expérimenter une approche radicalement différente de montrer Ceux qui restent, en le présentant à quelques mètres de l’ancien centre de torture de Derb Moulay Cherif, dans le quartier du même nom à Hay Mohammadi avec l’Atelier de l’Observatoire. Malgré de nombreuses démarches avec les autorités, les associations locales et le Conseil National des Droits de l’Homme (nos partenaires pour ce projet) pour exposer Ceux qui restent au sein de ce lieu aujourd’hui abandonné et censé devenir lieu de mémoire de ce qu’il était, nous n’avons – au dernier moment- pas reçu l’autorisation nécessaire. Nous avons ainsi décidé de recréer dans une cabane en bois que nous avons construite une réplique imaginée de Derb Moulay Cherif sur un terrain de foot proche, qui a accueillie l’exposition. Tout comme ce sera le cas au Cube, l’exposition était accompagnée de rencontres et discussions avec d’anciens prisonniers politiques.

© Wiame Haddad
© Wiame Haddad

© Wiame Haddad
© Wiame Haddad
© Wiame Haddad

Dans ta démarche générale, tu questionnes souvent le rapport au corps au travers de différentes séries, comme le père, rooms, seba. Que cherches- tu à montrer ?

En effet, le travail autour de la question du corps est essentiel dans mes questionnements. Ma démarche s’inscrit dans un va et vient entre Orient et Occident. Ce qui m’intéresse se sont les similitudes. Je cherche à montrer ce qui nous rapproche tout en nous séparant. Je traite les corps que je photographie comme des matières, je les explore comme un outil exprimant une certaine tension. Je cherche rarement à diriger mes modèles ni à les rassurer, ce qui m’intéresse c’est la manière dont les corps prennent naturellement place dans l’image et ceci même au travers d’une gêne qui se révèle présente. De là nait très souvent une tension exprimée par ces corps, et c’est en cela que le dialogue entre l’espace et le corps fonctionne. Les corps sont souvent capturés dans leur forme la plus simple et la plus pure. La délicatesse du travail réalisé autours du corps met en évidence certaines de mes références sculpturales et picturales.

Comment les anciens prisonniers reçoivent des images, biens loin d’un portrait classique ?

Bien. (Quoiqu’il faudrait leur demander). La plupart d’entre eux sont des personnes très pudiques.

C’est toujours très étrange de voir un portrait de soi que l’on soit familier avec la photographie contemporaine ou pas. Mais le fait est qu’il ont tous été très généreux avec moi, je n’ai jamais eu aucune difficulté à leur parler, ils ont tous toujours partagé avec moi leurs vécus de façon très simple. Je pense qu’ils sont heureux que leur histoire soit racontée, de quelque manière que ce soit.

Quelles sont tes prochaines actualités ?

Après l’exposition au Cube en octobre 2016, je vais participer à deux expositions collectives, l’une à l’Institut Français de Tunis « Ergo Sum » à l’invitation du curateur Ismaël, et l’autre à Thinkart dans le cadre d’une exposition de l’Atelier de l’Observatoire à Casablanca.

Je travaille actuellement sur un nouveau projet qui s’inscrit dans la continuité de Ceux qui restent. Un projet de publication mené avec la chercheuse et curatrice Léa Morin pour lequel nous travaillons conjointement en prenant comme point de départ l’absence d’archives visuelles de la répression politique au Maroc.

Cette réflexion collective prendra la forme d’une recherche, de rencontres et d’une série de photographies, pour aboutir à une publication d’un livre basé sur des textes, images, lettres, objets, tracts, photographies livres, revues, lieux et autres éléments éphémères – encore existants ou non – ayant appartenus ou liés aux anciens prisonniers politiques marocains et aux disparus. Il s’agira d’aller à la recherche de ces matières et traces que l’on croit perdues, effacées, disparues, oubliées ou gardées silencieuses, et de proposer une nouvelle narration –en usant parfois de la fiction- à travers textes, images, compositions visuelles et photographies.

© Wiame Haddad
© Wiame Haddad

© Wiame Haddad

Biographie

Née en 1987 d’un père tunisien et d’une mère marocaine, Wiame Haddad travaille actuellement à Lille. Elle est diplômée de l’école Supérieure d’Art et de Design de Valenciennes et de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de la Cambre à Bruxelles (dans le cadre d’un échange Erasmus). Ses réflexions et sa pratique photographique se nourrissent de tout ce qui met en évidence la manière dont le corps exprime une situation d’enfermement, de conflit intérieur, ou de conflit provoqué par un contexte historique ou social, se focalisant ainsi sur le corps comme signifiant du politique.
Elle a exposé notamment aux Rencontres Internationales de la Photographie de Fès (curatrice Jeanne Mercier) en 2015, ainsi qu’à la Dubai Photo Exhibition (curateur Hicham Khalidi et Laila Hida), à la Galerie Venise Cadre de Casablanca « Intension » (curateurs David Ruffel et Ismaël) et à l’Institut Français de Tunis « Ergo Sum » (curateur Ismaël) en 2016, et a bénéficié de deux expositions individuelles pour son projet Ceux qui Restent, l’une au Cube Independent art Room de Rabat, et l’autre avec l’Atelier de l’Observatoire pour le programme Greenhouse au Derb Moulay Cherif à Hay Mohammadi, Casablanca en 2016.

Wiame Haddad a reçu le prix ‘‘Coup de coeur’’ du jury du Prix LE BAL de la jeune création avec ADAGP (2015) et a bénéficié de résidences artistiques au Cube Independent art room Rabat (2016), à l’Atelier de l’Observatoire à Casablanca, ainsi que dans le cadre des Résidences artistiques de l’Institut Français au Maroc (2015).