Des corps habités par le fleuve

De 2011 à 2013, à travers sa série Les phantoms du fleuve Congo, Nyaba Léon Ouedraogo poursuit le fleuve pour en dresser le quotidien : celui des habitants, de ce territoire silencieux qui a vu l’histoire se faire. À travers un riche corpus d’images dont sont extraites celles présentées dans l’exposition Africa is no island au MAACAL à Marrakech, il montre des habitants, des moments façonnés, dictés par le cours du fleuve : des pêcheurs, des travailleurs. Les corps sont tronqués, parfois flous, terreux, sous une lumière parfois laiteuse. Ces cadrages décadrés participent à cet impression d’étrangeté presque magique : les corps semblent sortis de nulle part, parfois hirsute, parfois mystique. C’est l’histoire d’une cohabitation entre un fleuve et des corps : des corps habitées par le fleuve.

Dans tes différents sujets, comme L’Enfer du cuivre ou Casseurs de granit, tu t’intéresses à ce que l’Afrique vit au long cours. Comment détermines-tu les sujets ou territoires que tu documentes ?

Mon inspiration vient de la littérature ou de faits réels que j’ai observé. Parfois d’une rencontre avec un inconnu qui me raconte certaines choses qu’il a vécu ou vu. Mon approche photographique est emprunte d’une volonté de narrer les multiples mutations des sociétés africaines. Je mène une recherche esthétique sur l’ambiguïté de la représentation de la réalité.

Nous exposons dans Africa is no island, quelques images de ton travail intitulé « Les phantoms du fleuve congo ». Peux-tu nous raconter comment est né ce projet et son déroulé ?

J’ai été troublé par la lecture du livre « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad. Ce récit m’a donné envie de partir, d’aller découvrir cette partie de l’Afrique malmenée sans répit par l’Histoire. C’est une exploration et la déconstruction d’un récit littéraire. Je suis parti explorer les berges du fleuve Congo et les gens établis sur ses berges. 

Dans tes images, entre autre dans celles que nous avons choisies, il y a un lien fort entre le fleuve et le corps, comme si les corps étaient habités par le fleuve. Ils apparaissent coupés parfois, en plongée, comme sortie de nulle part. Comment as-tu pensé ta série ?

J’ai voulu privilégier les scènes montrant comment les individus occupent leur territoire et s’approprient les éléments matériels et immatériels. Il y a très peu de prises de vues frontales, et de gros plans sur les visages. D’une part car cela protège l’identité des sujets et d’autre part car cela installe aussi un coté mystique et révèle l’invisible au visible par l’image.

Tu évoques, au sujet de ton travail, la question de la représentation « du sauvage », héritage bien entendu colonial. Comment cela a-t-il orienté ton travail ?

Pour moi, il ne s’agissait pas de réaliser un travail anthropologique avec la série Phantoms of the Congo River qui constitue une sorte de photo-reportage. L’usage de la photographie est un moyen d’explorer le quotidien, de scruter et de rendre compte des changements survenus après la colonisation.

Tu fais référence à l’ouvrage de Conrad, notamment sur cette notion de représentation du « sauvage » et cette référence se retrouve dans le titre de ta série. Quelle lecture personnelle as-tu de « Au cœur des ténèbres » qui paradoxalement en étant un ouvrage « anticolonial » pour l’époque, reste empreint de toute la mentalité coloniale de l’époque ?

L’ouvrage de Conrad est emprunte des mystères d’une Afrique coloniale. Ce récit né de son imagination a participé à l’écriture et à la réécriture d’une Afrique en pleine mutation. Au travers de mon travail, j’ai essayé de proposer une nouvelle image de l’Afrique d’aujourd’hui.

Les corps semblent toujours mis à l’épreuve soit du travail (L’Enfer du cuivre ou Casseurs de granit), soit d’une géographie (Les Phantoms du fleuve Congo). C’est par des corps, des actions que tu nous amènes à découvrir des lieux, des activités : le corps comme origine de notre rapport au monde ? Est-ce un angle d’approche pour toi ?

Je répondrais par cette belle phrase d’Aimé Césaire qui est pour moi un angle d’approche me permettant de questionner mon époque. « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente »

Tu as ouvert récemment à Ouagadougou, un hôtel Lwili, qui organisera aussi des expositions dans sa galerie. Peux-tu nous parler de la programmation ?

Il est encore un peu est trop tôt pour parler de programmation mais je compte faire deux à trois expositions par an.

Et la photographie, un projet est-il en cours actuellement ?

Les portraits de « frères et sœurs » constituent le volet artistique d’une collaboration entre sciences sociales et photographie qui explore le monde des monastères en Afrique de l’Ouest entre contemplation et engagement social. Avec Katrin Langewiesche, une anthropologue avec qui je travaille depuis un an en tandem pour saisir en images et en texte les visions des moines et moniales qui s’engagent pour la société tout en étant hors du monde.

© Nyaba Léon Ouedraogo
© Nyaba Léon Ouedraogo
© Nyaba Léon Ouedraogo
© Nyaba Léon Ouedraogo

© Nyaba Léon Ouedraogo
© Nyaba Léon Ouedraogo