Farewell Cape Town – Interview de Sophie Bouillon et Benjamin Hoffman

C’est à l’occasion de la sortie de leur livre Farewell Cape Town que nous avons échangé avec Sophie Bouillon et Benjamin Hoffman. Benjamin Hoffman a vécu et photographié plusieurs mois au Cap, en Afrique du Sud. La violence et l’intensité des contrastes de la ville l’ont fasciné ; avec Farewell Cape Town, il nous livre sa réflexion sur la relation de l’homme à l’autre et à son environnement. Son regard, à la fois attentif et tendu, est toujours emprunt de tendresse et de bienveillance. Sophie Bouillon nous parle de son histoire d’amour avec le pays tout en nous rappelant son engagement de journaliste indépendante. En 2009, elle a été la plus jeune lauréate du Prix Albert-Londres pour son reportage « Bienvenue chez Mugabe ! », publié dans la revue XXI.

Farewell Cape Town, Les Éditions de Juillet, 25 €, 76 pages, disponible ici !

Pourquoi le Cap ?
Je m’étais rendu en Afrique du Sud pour la première fois fin 2013, un peu par accident. J’étais en reportage au Mozambique voisin, et les circonstances du projet m’avaient poussé à quitter le pays précipitamment. L’arrivée s’est faite à Johannesburg le jour du décès de Mandela, c’était ma première rencontre avec le pays, d’une grande intensité. J’y suis retourné quelques mois plus tard, avec une envie de traverser le pays et ai effleuré le Cap quelques jours. Coup de cœur absolu et complexe à expliquer. Mon amie à l’époque a par la suite obtenu une résidence de peintre pour plusieurs mois en 2017 et c’était enfin l’occasion de s’y confronter sur le plus long terme et de répondre à toutes les questions que la ville me posait.

Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town
Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town


Comment est née l’idée de ce projet de livre ?

J’ai, par périodes, une quête obsessionnelle de la documentation par l’image. Le smartphone est dans cette démarche un outil formidable, de par sa discrétion, sa disponibilité et sa réactivité de tous les moments. Dans mes recherches au Cap et les travaux photos parallèles que j’y ai menés, j’ai beaucoup photographié ce quotidien dans lequel je m’étais installé, en local provisoire.
Je travaille depuis des années dans une relation de grande confiance et d’amitié avec Richard Volante et Yves Bigot des Éditions de Juillet. Ils ont lancé il y a quelques années une collection appelée ‘Villes Mobiles’, qui est la discussion d’un(e) auteur(e) et d’un(e) photographe autour d’une ville. Lorsque j’étais au Cap, nous avons eu une discussion sur leur envie de repenser la collection avec de nouvelles maquettes, une nouvelle narration, et ils m’ont proposé de commencer par le Cap. L’affaire était entendue et le défi excitant. J’entretiens un rapport très organique et intime avec l’objet livre qui représente à mon sens le meilleur des écrins pour la photographie.

Benjamin, peux-tu nous parler de ton approche esthétique ?

Les contraintes techniques de ce projet ont pour partie conditionné l’approche esthétique. L’utilisation du téléphone comme outil de prise de vues et son grand angle imposent une distance et un rapport au sujet particulier qui me plaisent beaucoup dans la proximité que ça implique.
J’ai fait dès les toutes premières images le choix du noir et blanc, qui s’est imposé comme une évidence. Evidemment pour l’écho tout en contrastes à l’histoire raciale du pays et de cette ville en particulier, mais je trouve qu’il apporte une homogénéité au récit. Et à la ville brute et violente qu’on m’a si souvent dépeinte, j’ai essayé de conserver et de rendre une douceur mélancolique qui m’a habité là-bas, un peu désillusionnée et douloureuse mais sans agressivité.

Couverture du livre Farewell Cape Town
Couverture du livre Farewell Cape Town

Et comment ce livre rejoint ta démarche autour des questions de migrations de cultures et de la disparition ?

Le lien m’a semblé très vite évident. J’ai toujours eu cette sensation très étrange pendant tous mes séjours au Cap, ou je continue de retourner assez fréquemment d’être dans un pays très neuf mais portant le poids très ancré d’un passé lourd.
Je raconte souvent de mon expérience dans ce pays me sentir comme un visiteur étranger arrivant en France 25 ans après la Révolution.
La ville est bouillonnante, en foisonnement permanent, pourtant le reliquat de l’Apartheid est présent partout, tout le temps.
J’ai passé beaucoup de mon temps avec de jeunes gens nés après la fin du régime d’Apartheid (1994), ceux que l’on appelle les Born Free. C’était intéressant pour moi de questionner leur lien avec les existences vécues de leurs parents et leurs parents avant eux.
J’ai été aussi très frappé et curieux d’explorer le manque de mixité raciale, plus frappant au Cap que dans d’autres grandes villes d’Afrique du Sud, qui s’explique en partie par la construction de la ville, la répartition des communautés raciales par cercles concentriques.
Enfin, je retrouve cette thématique de la disparition dans le texte de Sophie. Il a été écrit après la réalisation des images. Et dans nombre de ses mots je retrouve aussi des bouts d’une histoire personnelle. Elle évoque une disparition, les illusions perdues. On parle toujours de soi lorsqu’on écrit ou qu’on raconte en images, on se raconte toujours un peu. Je me suis trouvé dans ses mots, j’y ai retrouvé un amour perdu là-bas.

Sophie, dans ton texte se mêle des parties autobiographiques et des citations de lycéen, etudiante, retraitée, peux-tu nous en parler ?

Quand Benjamin m’a proposé de collaborer avec lui pour cette ouvrage, j’ai été plutôt sceptique au départ. Même si je m’y rends assez régulièrement, ça faisait très très longtemps que je n’y avais pas habité, presque 15 ans. Je ne me sentais pas vraiment légitime pour raconter la ville… qui a du beaucoup changer depuis.
Mais la démarche de la collection, est vraiment d’en faire une appropriation de la ville; un ressenti personnel. Donc j’ai voulu jouer la dessus. Cape Town a été une étape décisive dans mon parcours de vie: une ouverture sur le monde, sur mon choix de devenir journaliste, et a surtout tissé un lien inamovible avec le continent africain, une histoire d’amour presque inconditionnelle. « Même si je sais que je ne le comprendrai jamais tout à fait ». En tout cas, c’est ces histoires d’amour là que je raconte.
Je voulais donc replonger dans la personne que j’étais en 2005. Ce n’est pas « moi ». Je n’étais pas « moi » avant de vivre au Cap. C’est pour cela que j’emploie le pronom « elle » et que c’est faussement autobiographique. 

D’autre part, je me souviens de conversations, des questions, qui me semblaient autrefois sur-réalistes… qu’aujourd’hui je comprends. mais à l’époque, elles tombaient au milieu de mes journées, de ma vie, de ma découverte du monde et de l’Afrique. je les notais, comme pour mieux y réfléchir après coup. Inserer ces paroles, c’est aussi pour rendre hommage à mes souvenirs, à toutes les personnes que j’ai rencontrées au Cap et en Afrique du Sud de manière plus générale. Elles m’ont donné des bribes pour « essayer de comprendre » en m’interrogeant. Je voulais aussi faire ressentir toute la diversité de pensée et de réflexion, d’intérêts, des combats, qui divisent (ou devrais-je dire, parcourent) la société sud-africaine. 

Comment as tu imaginé le dialogue avec les images de Benjamin ?

Les images de Benjamin renvoient (pour moi) à une sensation de flottement. De calme. Bien que ce qu’il photographie est parfois acerbe.
Je voulais donc que l’écriture reste dans cet esprit, un peu doux, sans grande phrase, sans emphase. Par contre, comme il a utilisé le noir et blanc -ce qui est un parti pris que j’adore dans une ville aussi « colorée » et dans un pays faussement surnommé « arc-en-ciel »- je voulais quand même que les mots dépeignent des tableaux colorés (la nuit qui scintille, la lumière dorée, le ciel bleu,…) pour faire contre-point. Idem en insérant un peu les sons de la musique, des voix, des phrases plus rapides,… dans un univers qui semble presque en coton, entre le texte des souvenirs et le noir et blanc des photos. 

Benjamin, peux-tu nous parler du dialogue entre tes portraits et paysages ?

Je photographie très peu les paysages, j’ai toujours eu une attirance quasi exclusive pour les gens qui les peuplent.
Au Cap pourtant, il m’a semblé impossible de dissocier les habitants de leur espace. A la fois parce que les paysages sont d’une force esthétique enivrante et parce que la géographie du Cap et les choix faits dans la construction de cette ville en racontent toute l’histoire depuis des siècles.
Et je nourris une obsession sur la question du rapport de l’homme à la mer, et la relation qu’entretiennent les habitants du littoral à cet élément. Au Cap j’ai trouvé une matière inépuisable que j’ai développé dans d’autres travaux qui seront bientôt publiés, mais que je tenais à montrer dans Farewell Cape Town.

Et décrire deux images qui pour toi, racontent le Cap ? ( et nous les mettre dans ta sélection d’images)

Instinctivement, je pense à deux images. Celle du couple page 11. Nous sommes à bord du bateau qui fait la navette entre le port du Cap et Robben Island, l’île sur laquelle se trouvait la prison dans laquelle Nelson Mandela, au milieu d’autres détenus moins célèbres, a été incarcéré plus de 18 ans. Sur ce bateau, des touristes, blancs pour la plupart, et quelques sud-africains noirs. L’émotion qui était la leur était extrêmement palpable, matérialisée. Je suis assis sur un siège à quelques mètres d’eux quand je les observe pour la première fois. Ils étaient si absorbés par leur voyage, que je me suis approché, à moins d’un mètre de la femme. Ils étaient blottis fermement l’un contre l’autre, et n’ont pas échangé un mot de la traversée.

Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town

Et l’image page 19. Un de mes souvenirs les plus intenses émotionnellement. Nous venions d’arriver au Cap pour nous installer, et sommes arrivés en plein Kaapse Klopse, qui est un carnaval annuel qui est une survivance d’un jour de fête accordé aux esclaves pendant l’Apartheid. Il a lieu dans toute la ville, et des groupes costumés et maquillés paradent accompagnés de musiciens. Tout le Cap ne bat que pour le carnaval dans une atmosphère hors du temps et de tout repère.

Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town
Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town
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© Benjamin Hoffman
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© Benjamin Hoffman
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Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
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Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town
Farewell Cape Town
© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town
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© Benjamin Hoffman
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© Benjamin Hoffman
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© Benjamin Hoffman
Farewell Cape Town
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© Benjamin Hoffman
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