Fleurs guérisseuses et voix briseuses de silences – Interview d’Owanto

Depuis plusieurs années c’est avec des voix, des images d’archives et des fleurs que l’artiste multidisciplinaire Owanto mène une bataille. Elle crée un nouveau récit en mêlant des images d’archives coloniales, documentant de manière intrusive les rites sacrés du passage de fille à femme, agrandit sur plaque d’aluminium allant jusqu’à trois mètres, des fleurs uniques en céramique froide et des témoignages audio. Les fleurs deviennent pansements : Leur pouvoir est de cacher et de dévoiler en même temps l’histoire de milliers de femmes depuis des siècles. Et les voix brisent le silence. Avec cette interview, nous revenons sur le parcours de cette artiste multidisciplinaire et sur son actualité dense cet hiver entre Cape Town et Marrakech.

Bonjour Owanto, vous êtes une artiste pluridisciplinaire. Comment en vient-on à la photographie après des années autour de la peinture et de la sculpture ?

Après une longue période dédiée à la peinture et à la sculpture, j’ai éprouvé le besoin d’explorer de nouveaux médiums et différentes stratégies que j’allais mélanger pour mieux construire mon “storytelling”, mes travaux. Il est vrai que depuis une décade je privilégie la photographie tout au moins comme point de départ d’un projet ou d’un engagement.

Je présentais déjà un travail lié à la photographie à Venise, lors de mon exposition Le Phare De La Mémoire, au Pavillon Du Gabon, en 2009, avec les séries Where Are We Going ? Where are the sheep ? (Photographies) et El Faro de la Memoria (projection).

L’utilisation de l’archive photographique s’inscrit dans mon parcours par mon désir de trouver des clés qui ouvriront des portes pour une meilleure compréhension du monde. Nous apprenons de notre passé. “Past is a teacher”. Grâce à la technologie digitale ma démarche devient contemporaine avec la transformation de l’archive et mes snapshots du monde contemporain. Le choix et la transformation de l’archive en œuvre d’art a quelque chose d’enivrant.

Dans la série Flowers, commencée il y a 5 ans, la sculpture est omniprésente et associée à la photographie. Je présente un travail hybride où la sculpture joue un rôle essentiel car elle me permet, métaphoriquement, de changer la narration.

Je mêle aussi la broderie depuis quelques temps comme par exemple dans la série Feeding my Ancestor ce qui me permet de revisiter, en couleur et en relief, un univers poétique lié à mon enfance utilisant une image d’archive, celle de ma grand mère Gabonaise (le portrait de son carnet d’identité) –
Et la broderie émerge encore dans la série Pardonne – Moi où les mots écrits avec la laine par les ex-exciseuses sont mis en relation avec les images sonores des voix de victimes parvenues par WhatsApp. La technologie numérique a transformé mon regard sur le monde.

Je reviendrai certainement à la peinture et il sera intéressant pour moi de comprendre comment l’aborder avec un nouveau regard.

Quel est votre rapport à l’histoire et la mémoire, deux sujets récurrents dans vos travaux ?

L’étude du passé, l’histoire, c’est aussi la fabrication du futur. Le rôle de l’artiste contemporain est celui du « reporter ». J’aimerais penser à l’artiste comme à un bâtisseur qui créerait des ponts pour aller plus loin. Nos actes au présent sont importants et demandent un vrai engagement, une détermination. C’est en fait une vision responsable vers l’avenir qui nous concerne. Quant à la mémoire artificielle et la mémoire humaine, comment ne pas faire de rapprochement entre ces deux sources d’information précieuses pour l’artiste. Et la plus grande source pour construire les ponts se trouve dans l’imagination.

Dans votre travail photographique, vous utilisez régulièrement des images d’archives, qu’est-ce qui vous intéresse dans cette pratique ?

Comme je l’ai mentionné auparavant, l’observation du passé – et les leçons que l’on en tire sont considérables. Parfois, ce sont des éléments de nostalgie ou de poésie qui m’interpellent.

Pourriez-vous nous parler de vos séries Le Phare de la Mémoire II et Dance with Me, qui explorent de manière différente des images d’archives, des portraits ?

Dans Le Phare de la Mémoire II – Fragments/Fusion,  je mets en scène une mosaïque de photographies de famille et de toiles oubliées dans mon atelier.
© Owanto Studio
“Maman” occupe un premier rôle, et son portrait est mon premier collage digital avec mes coups de pinceaux. En utilisant des fragments de mémoire tel le petit singe qui entoure son aura, j’entre dans un univers où l’imaginaire et la réalité se confondent. J’aime beaucoup le côté hybride qui se dégage de ces œuvres qui me ressemblent.

El Faro De la Memoria, une projection de photographies dans la maison en bois exposée à la 53ème Biennale de Venise et Le Phare de la Mémoire II sont les travaux précurseurs de Dance with Me.
© Owanto Studio
© Owanto Studio

L’œuvre peut être appréciée en tant que fiction. Cependant Il y a le rapport entre l’histoire et l’imaginaire qui se développe. J’écris un journal visuel intime, un journal de voyage dans plusieurs temporalités. Les images d’archives, les traces historiques sont manipulées  – et métissées par mes snapshots pris lors de mes voyages créant un univers qui défie les lois du temps et de l’espace. Les images alternées entre le passé,  le présent et les géographies, créent un dialogue cross-culturel et trans-historique comme vous pouvez apprécier dans l’œuvre Indépendance Cha Cha ou She Is A Star.
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© Owanto Studio
© Owanto Studio
C’est aussi l’occasion pour moi de rompre avec les normes (qui ne sont pas les miennes) de la photographie classique sur papier, en présentant un travail photographique occupant un espace sculptural et lumineux. Dance with Me, fut exposée au LagosPhoto 2017 et « curaté « par Azu Nwagbogu lors de l’édition Regimes of Truth. Avec la production d’un beau texte écrit par Azu Nwagbogu – In Living Memoriam: Of Memory and Identity</doc7342|center>

Depuis plusieurs années vous menez un travail pharaonique intitulé Flowers  qui s’articule autour des mutilations génitales, comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à ce sujet ?

Pharaonique, vous avez trouvé le mot juste. En effet la mutilation génitale remonte à l’époque des pharaons. Il n’a pas été facile de récolter les voix de One Thousand Voices, vous avez compris combien ce fut un travail délicat.

Tout commence par la photographie et la série Flowers. Il y a 5 ans, je suis tombée par hasard sur des photographies anciennes qui se trouvaient dans “le tiroir de l’oubli”. Ma première réaction fut de les remettre là où elles appartiennent… à l’oubli. Après une recherche rapide sur Google je prends conscience de la magnitude du problème. Actuellement, dans le monde, 200.000 000 de femmes ont subi la mutilation génitale. J’allais donc agir au lieu d’oublier. Comment allions- nous concevoir ensemble le destin de ce “Nous” féminin?

Est-ce que l’image toute seule n’était pas amplement suffisante ? Est-ce que transformer l’image de l’archive aurait suffi ? Bouleversée par l’image, je choisis de me protéger et de protéger les autres. La stratégie étant donc, de construire la fleur.
© Owanto Studio
© Owanto Studio
One Thousand Voices project
© Owanto Studio
Ce sujet est difficile à rendre visible, quel a été votre parti pris pour réussir à réaliser une œuvre poétique ? 
Une œuvre poétique ? oui…

Pourquoi les fleurs? Je crée la fleur, délicatement sculptée pétale par pétale, pour cacher la blessure. Ainsi le spectateur ne détourne plus le regard – il s’interroge…

Il y eut un combat intérieur, un questionnement sur l’utilisation de l’image et le fait de l’avoir embellie. L’embellissement, la métamorphose, l’intimité avec ce sujet tabou, l’interdit. Aurait-il mieux fallu laisser cette jeune fille sans la fleur, l’exposer telle quelle, dans sa vérité ? Apporter de la douceur et de la poésie à un sujet aussi dur me paraissait essentiel, une évidence. Cette stratégie permettrait au spectateur de maintenir le regard non seulement sur l’œuvre artistique mais aussi maintenir le regard sur le contenu de l’œuvre. Je choisis de masquer les visages des jeunes femmes avec les fleurs, afin d’éviter un autre acte de voyeurisme….
Car en effet ces photographies furent prises à l’époque coloniale par des photographes occidentaux puis utilisées comme cartes postales !

(Maintenir le regard). Il se produirait une réflexion et éventuellement une prise de conscience nouvelle qui engendrerait une transformation de la conscience. Alors, vient l’idée de l’efflorescence, de l’épanouissement, la fleur représenterait un symbole du devenir. 

Je profite ici de parler de la poésie qui émane de « One Thousand Voices », images sonores et réelles. Elles sont puissantes et bouleversantes car on y ressent le trauma, la tristesse, l’engagement, le courage, la colère, la résilience, l’espoir et bien d’autres sentiments.
One Thousand Voices trailer
La poésie se trouve également dans l’espace muséal qui lui est dédié et dans le recueillement de pensées, de respect et de contemplation qui lui est donné.

Ce corpus sera présenté dans deux expositions cet hiver, une en Afrique du Sud au Zeitz Mocaa, l’autre au MACAAL à l’occasion de 1:54. Pouvez- vous nous parler de ce que vous y exposez et sous quelle forme ?
L’Afrique mets en scène la conversation:
Le Zeitz MOCAA a dédié un espace pour l’exposition One Thousand Voices. One Thousand Voices fait parti/dérive du Projet Flowers et apporte une profonde dimension.

Dans l’espace, dans l’éclairage de la pénombre, le regard se pose sur deux photographies de taille monumentale qui représentent le rituel de « la circoncision feminine” excision – en Afrique. Pourtant ce n’est pas l’histoire d’une pratique dans un lointain village africain dans les années 40 mais une réalité mondiale d’où –  l’importance – de One Thousand Voices qui apporte un nouvel éclairage.
© Owanto Studio
© Owanto Studio
Au MACAAL, l’installation immersive est aussi dédiée à One Thousand Voices, aux images sonores, aux témoignages. J’ai mis en relation les mots parlés et les mots écris qui tapissent les murs. Les mots des survivantes et les mots brodés par les ex- exciseuses /circonciseuses, …….- un acte qui exprime la demande de pardon – aux victimes. Un acte de résilience, qui leur permet de surmonter le trauma.
© Owanto Studio
Dans ce même espace, le néon What Happened Happened Happened Happened met en lumière les mots prononcés par une survivante et apporte un éclairage subtil sur le passé – et la relation avec l’avenir. Ce qui est passé est passé – passé – passé (illuminé et répété en alternance)… avec l’implication maintenant on doit avancer…

Dans votre travail One thousand voices, le son aussi est important, comment avez -vous récolté ces voix ?

Les images visuelles dataient, probablement, des années 40, l’origine est incertaine. Je voulais construire un pont de cohérence entre les images visuelles, sonores et les images du passé ainsi que les voix contemporaines – qui sont les voix du changement. Et montrer au monde comment la Mutilation Génitale Féminine est l’ affaire de tous.

Les voix nous sont parvenues par WhatsApp créant un Web sans frontières. La technologie numérique mise en correspondance avec le rituel millénaire, cela était fascinant.

Il y a deux ans, suite à une interview à New York avec une survivante de la communauté indienne Dawoodi- Bohra, nous décidons, ma fille Katya, la journaliste et productrice Katya Berger, d’unir nos forces et de réunir les voix du monde. Nous créons une sorte de symphonie avec différents mouvements. Cela révèle que la Mutilation Génitale Féminine ne concerne pas seulement l’Afrique, il y a un demi million de femmes à risque aux Etats Unis chaque année.

Le travail de recherche, de contact, de production a été impressionnant et la collaboration de Katya fondamentale, avec les voix provenant du Nigeria, d’Egypte, du Canada, de France, d’Australie, d’Indonésie…

Le projet est toujours ouvert aux survivantes qui peuvent envoyer leurs témoignages à Owanto Studio : owantostudio@gmail.com 

Quels sont vos prochains projets pour cette année 2019 ? 

Terminer le travail pharaonique entrepris et amener le projet à être entendu dans les 5 continents où la mutilation génitale féminine est prévalente. Plusieurs institutions culturelles sont intéressées. Il est important pour moi, comme femme, mère et artiste de pousser le débat plus loin dans les sphères artistiques et culturelles, de collaborer, et de promouvoir un changement de mentalité.

Les femmes que nous appelons « nos héroïnes”,  ont témoigné avec beaucoup de courage contre ces violences faites aux femmes au nom de la tradition, la religion, la culture. Aujourd’hui, ces jeunes filles et ces femmes se sentent soutenues par des institutions culturelles et ont l’espoir de construire un monde meilleur pour leurs filles et les générations à venir.

D’autre part, Le Madre (Musée Contemporain de Naples) mettra en scène One Thousand Voices, le 6 Février, lors de la Journée Internationale contre la mutilation génitale féminine. Grâce à la révolution digitale, les voix de One Thousand Voices font partie d’un projet sans frontières et crée des archives sonores qui seront à leur tour des références pour les générations à venir.