La photographie, une suite d’expériences – Interview de Driss Aroussi

Il y a trois ans, nous rencontrions à Marseille, Driss Aroussi , artiste prolifique ,   c’est avant tout son goût pour expérimenter qui dirige ses projets pour comme il l’explique dans cette interview: « comprendre les appareils et ainsi à essayer de sortir du programme (de la machine) et de découvrir des nouveaux endroits de proposition de formes artistiques« .  Travaillant entre Marseille et le Sud du Maroc, Driss Arroussi ici revient sur ses différentes séries, sa pratique, et différentes techniques (argentique, numérique, postproduction) jusqu’à ses derniers projets tournés entre autre vers la vidéo. 

Ton travail tourne toujours autour de l’image, comment en es-tu venu à explorer ce médium et pourquoi ?
L’image est centrale dans mon travail artistique; effectivement, avec des grammaires et des approches assez multiples. À vrai dire, je ne sais pas vraiment comment j’en suis arrivé à faire des images et je m’interroge encore pourquoi la photographie est-elle le médium que j’utilise principalement ? Je ne suis pas un héritier du monde culturel et artistique, le champ de l’art j’y suis presque arrivé par hasard. Ma démarche artistique est assez prosaïque, quel que soit l’angle d’approche d’un sujet. Aussi et il faut le dire mes choix artistiques ne sont pas téléguidés par les tendances, parce que le milieu fantasme ou bien par les bourses de recherches… Si j’ai choisi la photographie, c’est certainement pour sa simplicité d’exécution, et pour cette capacité à reproduire des fragments du monde par captation de la lumière, de la couleur, du temps ou finalement parce que l’appareil photographique est un outil d’interaction sociale. Depuis son invention, la photographie est une suite d’expériences, et c’est ça qui s’apprécie. 

Pendant plusieurs années, c’est le thème du travail que tu explores comme par exemple dans tes séries « en Chantier » et « Edificios parados » pourquoi ce thème ?
Ce n’est pas vraiment un thème, mais un endroit qui est proche de mon histoire, je suis un fils de travailleur agricole immigré, j’ai grandi dans ce contexte social, mes premières études m’ont conduit vers le devenir d’un ouvrier, puis j’ai fait un autre choix. Photographier le travail c’est aussi s’inscrire dans le prolongement d’une histoire de la photographie, et aussi rendre hommage (et rendre visible) ces contextes et ces lieux du labeur et ces humains qui y œuvrent. Avant ce corpus sur les chantiers de construction, j’avais réalisé un corpus (2003/05) de photographies, de vidéos et de cartographie en lien avec les zones agraires et les ouvriers agricoles maghrébins qui sont venus dans le Var dans les années 1960-1980. J’étais en école d’art à ce moment là et  pas tout le monde acceptait un travail plutôt marqué par des questions sociales et politiques, aujourd’hui c’est plus simple, heureusement.Dans cette série d’images dans les zones agricoles, il y figure des portraits, des outils, des logements, etc…
Puis de manière assez mécanique, et sans hésiter, je me suis intéressé au travail sur les chantiers de construction, je connaissais des proches qui étaient maçons, carreleurs, plaquistes, électriciens…Ces photographies d’En Chantier dont tu parles ont commencé dès 2005, c’est une certaine façon une typologie, une collection d’images assez variées qui nous présente ce que l’on trouve sur un chantier de construction. La présence de l’humain est toujours sous-jacente dans toutes les images. Ce sont des images prises sur le vif, sans mise en scène, il y a quelque chose de très sculptural, certainement que la photographie permet d’isoler et mettre en évidence ce que l’on choisit de saisir. J’ai passé beaucoup de temps sur de nombreux chantiers à glaner des images, à provoquer des instants de prise de vues. Pour les portraits des travailleurs, c’est plutôt des mises en situation, simple dans la non action, la personne est de face. Aussi je cherche à trouver dans ces moments photographiques sur les chantiers ce que l’on a déterminé avec Jean Cristofol ; la fragilité des équilibres éphémères. 

Série En chantier, 2005 © Driss Aroussi

Pour la série Edificios Parados, c’est le résultat d’un travail que j’ai réalisé en Espagne en 2010/11, grâce à la bourse de La Casa de Velázquez. Ici j’ai photographié des bâtiments dont la construction a été arrêtée à cause de la crise immobilière. On est dans la dynamique inverse des images d’En Chantier, ce n’est plus des objets mais des vues d’ensembles des immeubles qui sont arrêtés depuis un certain temps.
Ce qui m’intéresse dans le chantier c’est le fait d’être un espace temporel et social qui est déterminé avec un début et une fin. Le chantier est aussi un lieu avec des formes de poésie que l’on retrouve dans les écrits de Francis Ponge, c’est aussi un endroit du travail manuel, de l’exploitation et du capitalisme. Les chantiers de construction disent l’essentiel de nos sociétés contemporaines.

Série Edificio, 20010/2011 © Driss Aroussi

Série Edificio, 20010/2011 © Driss Aroussi

Puis quelques années après, c’est encore davantage autour du processus que sur l’image que tes projets s’articulent. Pourquoi ? Dans tes différentes pratiques liées à l’image, il y a toujours une part d’expérimentation mêlant analogique et numérique. Comment joues-tu avec ces deux pratiques qui sont souvent présentées comme contradictoires ?
Les pratiques expérimentales et « artistique-documentaire » ont commencé quasiment au même moment, c’est-à-dire en 2003/4, d’un côté il y a un travail d’enquête et de documentation-témoignage et de l’autre un travail sur le processus qui fait advenir l’image. Ce sont deux pratiques concomitantes qui se croisent pour se séparer et pour de nouveau se re-connecter…La façon de réaliser des images a toujours été importante car je ne suis pas un bon photographe déjà, et je ne sais encore moins faire des images-spectacles. Le bricolage et l’expérimentation sont venus par défaut, c’est-à-dire que mes outils étaient obsolètes, périmés, d’occasion, et au final tu fais avec les moyens que tu as.Ces dernières années le processus qui génère l’image devient plus présent dans ma pratique artistique, finira t-il par éclipser le reste…C’est un peu à la découverte du livre de Vilém Flusser en 2006 que j’ai trouvé un support intellectuel sur lequel je pouvais m’appuyer et continuer à bricoler sereinement si on peut dire. S’interroger sur le processus qui fait l’image c’est se poser la question de notre position en tant qu’artiste, comment et pourquoi on fabrique du sensible. Mais aussi il y a un goût à expérimenter, à bricoler, à comprendre les appareils et ainsi à essayer de sortir du programme (de la machine) et de découvrir des nouveaux endroits de proposition de formes artistiques. L’hybridation entre photographie analogique et numérique vient de l’envie de les associer non les mettre en opposition. Essayer de combiner ces deux façons de concevoir des images allaient nécessairement laisser place à quelque chose d’autre. Par conséquent j’ai fabriqué des dispositifs qui m’ont permis de mélanger argentique et numérique ; le sel d’argent et le pixel. Pour exemplifier ce que je viens de te dire ; en fin d’année 2006 j’avais fabriqué un agrandisseur photo qui permettait d’agrandir des images d’un téléphone portable (Sagem myX52) sur du papier photo argentique. Aujourd’hui, je continue à imaginer des dispositifs qui posent la question de l’appareil et des images qui en résulte. 

Récemment à Marseille, nous avons pu redécouvrir une ancienne pièce où un scanner recréé en direct des paysages fragmentaires, comme une sorte de photocollage. Peux-tu nous présenter ce projet ?
La visionneuse est le nom de la machine qui a été montrée récemment à Marseille dans le cadre de l’exposition collective  “Déclencheur”. C’est une installation assez simple, qui associe plusieurs appareils (un scanner à plat, un cadre numérique, un raspberry et une télévision). Ce dispositif fonctionne de la manière suivante: le cadre numérique est posé sur le scanner à plat, ce même cadre  numérique diffuse un diaporama (images récoltées sur divers supports), le scanner scanne le diaporama et quasi simultanément le “scan” est diffusé sur la télévision. Ce que l’on visualise sur l’écran de la TV est un « photo-collage », aléatoire “généré” par le dispositif qui constitue la visionneuse. Le visuel que l’on observe sur la télévision est une image qui combine deux à trois images du diaporama, ainsi on regarde une suite de photo-collage que la visionneuse produit quasi instantanément.Un point important dans cette installation, se sont les images qui servent au diaporama qui est diffusé sur le cadre numérique. Ce groupe d’images, je les ai trouvé sur divers supports tel que disque dur, clef usb, cd, carte sd, etc. Sur ces supports de stockage que je me procure, j’essaie de retrouver les images qui restent, c’est un peu un travail d’archéologie numérique, ainsi trouvées elles s’ajoutent au diaporama. Au-delà de la chose technique que je viens de décrire en amont ; de part cette installation visionneuse, j’essaie de produire des outils qui permettent de fabriquer des images en dehors du protocole attendu et programmé de la photographie. Ce que je veux dire par là, c’est que la visionneuse donne à voir le résultat d’un processus où les images traversent plusieurs machines (flux) et finissent par se combiner et donner ici ces collages presque inattendus.

© Driss Aroussi

© Driss Aroussi

© Driss Aroussi

Ces dernières années tu es très engagé dans des projets collaboratifs. Peux-tu nous présenter un projet qui te tient à cœur particulièrement ?
Ce n’est pas simple de choisir, mais le projet collaboratif qui me tient à cœur, c’est celui de DeuxBis, qui est notre collectif.
On se connaît depuis pas mal de temps avec certain-e-s, et on met en place des projets à court et à long terme. L’idée est de fabriquer un projet artistique et collectif, avec chacun-e sa pratique et ses objets de recherches. À travers les projets, on interroge comment le groupe de travail existe dans des questions artistiques et humaines.Nous avions récemment déployé un travail entre trois pays, Finlande, Maroc, France, trois artistes de chaque pays ont contribué au projet “Déplacer l’horizon” qui est une question ouverte ou chacun des neuf artistes à répondu. (3 artistes finlandais, 3 artistes marocains, 3 artistes français). Ce travail à commencé en fin d’année 2018 et s’est terminé en fin d’année 2020. Aujourd’hui nous sommes sur un autre projet qui se nomme “Déclencheur” et qui question cette notion de déclenchement. Nous sommes 5 artistes et cette proposition à eu déjà quelques présentations publiques et une exposition. Déclencheur va continuer à se déployer.

Tu bascule sur la vidéo à travers un très beau projet intitulé « Sisyphe » …. réalisé au Maroc. Pourquoi et que raconte cette vidéo ?
La vidéo est présente dans mon travail depuis l’école d’art, mais de manière assez timide.
Le récit du film Sisyphe se déroule au Maroc, dans une zone pré-désertique, le village (oasis) de ma famille. Sisyphe c’est l’histoire d’un homme qui casse la masse rocheuse dans une carrière à ciel ouvert, pour en extraire de la pierre qui sera utilisée pour la construction. Dans son labeur quotidien, il médite sur la vie et la mort…
Avec ce premier film, je raconte une histoire, la narration prend une dimension plus importante, construire un récit qui dit des choses dans une temporalité avec un début et une fin (ouverte) c’est intéressant. Dans un premier temps, ce film est la suite de mon travail artistique sur les chantiers de construction. Ce film je voulais le réaliser en 2013, mais il ne s’est pas fait. C’est en 2017 que les astres se sont alignés et que j’ai pu le faire, grâce à un travail d’équipe. Deuxièmement, le contexte est tel qu’il nous interroge sur l’homme et la nature, le corps face à cette masse minérale, les scènes peuvent sembler mythiques.J’ai essayé à travers ce film d’écrire une fable, qui parle de l’humain, de son rapport aux choses, de cette fragilité corporelle et temporelle que Sisyphe apporte comme conclusion à ce film.

Borj el mechkouk © Driss Aroussi

Actuellement tu réalise un film qui se déroule aussi au Maroc, est-ce la suite de Sisyphe  et quel est son synopsys ?
Borj el mechkouk est un film (fable-cinématographique) que j’ai commencé à concevoir, juste après avoir terminé Sisyphe, c’est-à-dire en 2018. Le sujet de départ, c’est le système des galeries drainantes souterraines “Khettaras*” et la raréfaction de l’eau. ça se joue dans l’oasis de Fezna, là où a été tourné Sisyphe. D’une certaine manière mais assez détachée c’est le prolongement de Sisyphe, un travail artistique dans le même contexte, évoquant d’autres éléments structurant des conditions d’existences des habitants de ces lieux arides. La rareté de l’eau qui est le sujet pourrait inscrire le film dans un registre flottant du « documentaire-fiction-poétique-dramatique »…
Le synopsis est le suivant : Prenant la forme d’une fable-cinématographique, Borj el mechkouk nous emmène sur les traces d’un homme envoyé par le village afin d’observer et éventuellement dé-sabler un système de galeries d’eau souterraines utilisées par les villageois pour irriguer les terres agricoles. Nous suivrons le protagoniste tout au long de ces quelques jours passés dans le désert pour effectuer les tâches pour lesquelles il a été envoyé.
*Les Khettaras sont des ouvrages créés par les hommes qui permettent de mobiliser les eaux souterraines des nappes de manière continue.

Quels sont tes projets en 2022/2023 (Expositions, résidences, projets artistiques)?
Le projet principal pour les mois avenir est de finaliser et terminer Borj el mechkouk ! La poursuite du projet avec notre collectif Deux-Bis. Il y a aussi une exposition présentant plusieurs travaux sur les chantiers et les zones agraires qui sera exposé en 2023, etc…