Le patchwork identitaire de Fakhri El Ghezal

Cette année, dans Paris Photo, ou dans le programme complet du Mois de la photo, les photographes travaillant sur le continent africain n’ont pas eu malheureusement une belle visibilité. On pouvait les compter sur les doigts de la main, quelques photographes présentés comme les éternels Seydou Keita ->http://fr.wikipedia.org/wiki/Seydou_Ke%C3%AFta_(photographe_malien)] et [Malik Sidibé ou quelques plus jeunes photographes comme Pieter Hugo ou Yto Barrada.

Attef El Maamel, atelier de sculpture © Fakhri El Ghezal
Attef El Maamel, atelier de sculpture © Fakhri El Ghezal
Les photographes tunisiens sont très souvent absents de ces grandes manifestations en Europe ou à l’étranger. Nous profitons donc du mois de la photo 2008, pour vous proposer quelques travaux qui nous ont séduits ces derniers mois : L’un de nos gros coup de cœur de l’automne 2008, la série « Otage » du photographe Fakhri El Ghezal.

Ce jeune photographe tunisien nous avait séduits avec son travail plein d’humour « The Abdel Basset Patchwork », découvert lors de la dernière Biennale de Bamako. Ici il questionne notre relation aux médias, avec cette détonante série, où des modèles ont accepté d’être « pris en otage »le temps d’une pose.

Intriguante série à découvrir…

Peux tu présenter brièvement ton parcours ?

Mon parcours est assez flou. Je ne sais pas si on peut parler vraiment de parcours.

Apres avoir obtenu mon bac, spécialité mathématique, dans larégion du sahel tunisien d’où je suis natif et plus précisément duvillage d’Akouda, je suis monté à Tunis, pour étudier à l’Institutsupérieur des BeauxArts. Cet Institut se trouve dans le quartier de Souk Sidi Abdessellem, unespace urbain où se côtoient les étudiants, leshabitants de ce quartier historique et populaire mais aussi lespassagers de la station de métro de Bab Sadoun. C’est un merveilleuxchaos.

Bon passons, je ne cesse de parler de cet endroit. Je suis peut être un peu nostalgique…

Pendant cette formation, avec un ancien appareil argentique Nikonque mon père a racheté au photographe du village, j’ai commencé mespremiers essais photographiques.

J’ai obtenu après quatre années une maitrise en artsplastique spécialité gravure, option photographie à laquelle j’avais une moyenne de sept sur vingt. Techniquement j’étais nul…

La dernière année s’est conclue par un projet de fin d’étude pour lequel j’ai conçu une installation où se mêlaient des approches différentes et qui passaient par plusieurs médiums : gravure, dessin, photographie,sculpture.

A l’Institut Supérieur des Beaux-arts de Tunis, comment se passait la formation en photographie ? Et peux-tu nous parler du contexte général de la photographie en Tunisie ? Y a-t-il des galeries,des festivals qui mettent en avant ce médium ?

Je n’ai étudié la photographie qu’en dernière année de formation, et j’en garde un mauvais souvenir.

J’étais techniquement nul comme je vous l’ai dit. Mon professeur était un ex-étudiant de l Allemagne de l’est. ¨Pour lui la photo rime avec technique avant tout. La création, l’approche plastique et le regard passaient en second ordre.

Quand au contexte de la photographie en Tunisie, elle n’a pas encore acquis un statut comme la peinture ou la sculpture. C’est un art de second ordre. Il y a quelques événements tels que Les Rencontres Photographiques de Ghar EL MELH, qui sont assez ouvertes à de nouvelles expériences photographiques et plastiques, auxquelles j’ai participé deux fois. Mais il y a un réel manque de moyen.

Concernant les galeries, il y en a quelques unes qui bougent mais pas encore assez et il n’y a pas de véritable marché de l’art en Tunisie.

D’ailleurs, je n’ai encore jamais exposé dans ces galeries tunisiennes et j’espère y exposer un jour…

L'ancien président - pas à vendre © Fakhri El Ghezal
L’ancien président – pas à vendre © Fakhri El Ghezal

A Bamako, nous avons pu découvrir une série décalée et pleine d’humour « The Abdel Basset Patchwork ». Peux-tu nous en parler ?

Le travail photographique présenté a été effectué dans le local d’un artisan, Abdel Basset , qui fabrique des cadres, des affiches, des plaques d’immatriculations,…

Cet atelier donne sur une route principale, une sorte de périphérique; qui passe par Akouda (dont je suis natif) et qui relie la grande ville de Sousse à d’autres villes.

Cet artisan a pour principal clientèle, les gens de passage.Il se nourrit de ces consommateurs venant de la ville ou rentrant d’une autre.Il a un étalage tout en mosaïque des commandes faites par ses clients.

Ce qui m’a attiré dans cet endroit, c’est la disposition en patchwork des cadres parfois hasardeuse, parfois voulue.

Les photographies de cette série représentent des cadrages et des re-cadrages, des scènes que cet artisan a tissé dans son atelier.

Chacune des photos nous renvoie à différentes interprétations.Chaque cadrage engendre un sens nouveau à la scène présentée.

Des clichés au limite de l’anecdote, mais avec l’œil sensible de l’appareil, on arrive à décontextualiser la photo.

On la décortique : chaque détail, chaque couleur, chaque forme est réinventée au gré de l’instant. Notre intellect s’embarque dans un trip qui s’amuse à faire dialoguer les objets.

Du kitsch, du personnel, des fautes d’orthographes…

Il ne faut pas omettre le questionnement identitaire que j’exprime, qui a malheureusement été mis de côté par la direction artistique de la biennale de Bamako. Je pose un regard sur l’espace géopolitique dans lequel je suis, c’est-à-dire un pays maghrébin, africain, méditerranéen, supposé musulman, schizophrène et cela par le biais de ces patchwork proposés.

De plus, il manquait un cliché fondamental à Bamako: « l’ancien président / pas à vendre » ( photo ci dessous ). Cette image présente deux photos encadrées de dorures où ily a les portraits officiels de l’ancien président tunisien Bourguiba, sur le verre est inscrit en arabe «  pas àvendre …».Cette photo faisait dans un sens écho à l’autre photo de cette même série: « Sans titre » ( photo ci dessus ), où on trouve un recadrage du portrait officiel de l’actuel président Ben Ali.

Aujourd’hui, nous avions envie d’en savoir un peu plus sur ta série intrigante « otage ». Peux- tu nous expliquer comment t’es venu cette idée ? Comment choisis tu tes modèles et comment réagissent ils à ce projet ?

Pour faire le lien avec la précédente série, mon premier otage est Abdelbasset lui-même. Et c’est dans son atelier que j’ai conçu et fabriqué la plaque que j’utilise pour effectuer ces portraits.

Ce projet nous interroge sur les limites de la médiatisation, les guerres et ce qu’elle engendre dans les conflits comme c’est le cas en Irak.Ces armes que sont les médias (télé, internet, journaux,…) sont utilisés par tous les acteurs de ces conflits à des fins méconnues.

Cette série pose des questions sur les concepts de guerre de domination mais elle nous questionne aussi sur nous même.

Elle a été réalisée en prenant en otage (en tirant le portrait) d’individus, de clans, de groupes tenant une plaque où est inscrite « Otage ». Chacun choisit le numéro de sa prise en otage. Parfois, ces gens peuvent avoir un lien dans leur vie. Je le recrée alors en présentant les travaux seul, en diptyque ou triptyque (photo ci dessous).

Les modèles pris en otage sont des connaissances, des amis, des rencontres. C’est un travail qui a besoin de l’autre pour exister.En prenant en otage, un modèle je m’immerge totalement dans sa vie, dans son quotidien, dans son identité. Ainsi chaque prise d’otage est une expérience différente.

Atelier de couture, Am Mouhamed et son assistant © Fakhri El Ghezal
Atelier de couture, Am Mouhamed et son assistant © Fakhri El Ghezal
Tu viens d’obtenir un master en Art et Communication, à l’institut des Beaux Arts de Nabeul en Tunisie et tu pose la question de la surmediatisation dans ta série « otage ». Pourquoi t’intéresser à cette problématique ?

Cette problématique m’intrigue. Les médias sont devenus et peuvent être des armes de destruction massive.

Ce projet a-t-il été exclusivement réalisé en photo, ou mélanges-tu plusieurs médiums (vidéos, installation) ?

En fait quant j’ai exposé une dizaine de photo de cette série aux Rencontres photographiques de Ghar el Melh, la présentation était non conventionnelle ( à lire plus bas le texte d’une critique, NADA OUEDERNI* , sur cette installation photographique ).

Ce travail était exclusivement réalisé en photographie argentique, en Noir et blanc, mais il pourrait évoluer plastiquement dans le futur.

Quels sont tes projets dans l’avenir ?

J’ai plusieurs travaux qui sont en cours d’achèvement, tel que le projet EL MAAMEL : l’espace et l’intime qui est un travail qui valse entre le documentaire et la fiction où se côtoient plusieurs médiums. Je réalise aussi une installation vidéo : EL CHANTY/chantier.

à suivre…

Nous vous laissons maintenant admirer le Portfolio de le série « Otage » de Fakhri El Ghezal.

Texte de Nada Ouederni

L’œuvre « OTAGE » de Fakhri EL GHEZAL, est difficile à classer à mon sens,A première vue, on se dit que ce sont des photographies de portraits de gens divers, que rien ne les lie : des ouvriers, des artistes , un père et sa fille voilée…mais le fil conducteur de ces différentes photos c’est la petite plaque d’otage, ou plus précisément c’est la prise d’otage. Mais otage de qui ? otage de quoi ? leurs expressions de visages nous en dit plus, certains sont souriants, d’autres sont indifférents, mais aucun visage n’est terrifié, ce sont des otages consentants  ces otages sont des otages de leurs environnements, de leurs valeurs de leurs sentiments, de leurs conditions de vie(la prise des photos nous le montre puisque ces derniers sont capturés avec leurs environnement). Aucun personnage n’est coupé de son monde,le photographe nous calque une partie de la vérité sur le cliché, sans qu’il essaye de porter un jugement sur son document ou presque puisque ces photos sont à la fois des photos documentaires mais qui portent à l’intérieur une part de fiction  avec la mise en situation de ces photos, vu qu’elles sont collées sur des couvercles de caissons de conditionnement de fret !, comme si ces personnages étaient des produits à transporter, des produits fragiles, et cette fragilité est accentuée par le tampon appliqué par le photographe lui même, cette vulnérabilité tranche avec l’esprit pseudo documentaire de ces photos, ce va et vient entre documentaire et fiction appelle le spectateur à agir , à prendre position, à s’interroger.

Le photographe signe son œuvre comme on signe une peinture, il s’approprie ces visages, ces expressions, il pactise avec ses témoins, ils les conditionnent,comme si c’était la seule manière à lui de les exhiber , de les libérer.

Nada Ouederni est designer, essayiste et spécialiste de la photographie plastique. Elle a participé à plusieurs manifestations internationales de Design dont la biennale de design de St Etienne, France. Par ailleurs elle publié dans la presse spécialisée plusieurs textes critiques sur l’art visuel et la photographie plastique.