Les Messagers

Je suis arrivée alors que le noir était déjà fait dans la salle du Musée de l’Histoire de l’Immigration. C’est la façade imposante, terrifiante et si étrange du musée, qui m’avait retenue quelques minutes, quelques minutes de trop. Une façade pleine d’histoires passées et présentes entre les ailleurs et les ici ; des histoires de vie et de mort ; des messages de vivants et de morts gravés dans la pierre.

« Les Messagers », c’est le titre du film réalisé par Laetitia Tura et Hélène Crouzillat qui sortira en salle le 8 avril prochain. Un message d’alerte, urgent de vie, un manifeste qui dépasse de très loin tout ce qui a déjà pu être fait sur la question des migrants qui traversent la Méditerranée. L’harmonie très rythmée et implacable du film, composé de longs entretiens avec des personnes filmées à hauteur d’homme, de dos ou de face, et de photographies qui étirent les silences ou au contraire, étendent les paroles, vous atteint de plein fouet, à mi-chemin entre la douleur et la colère.

Une colère qui me faisait écrire dès le lendemain, en partageant le lien vers les annonces des projections futures sur les réseaux sociaux : « Nous sommes les membres, les citoyens, les contributeurs – parfois les pions, d’un système qui aujourd’hui, détruit, tue et fait taire des milliers de personnes sur les lignes imaginaire qui s’appellent frontières. Un système absurde, brutal et oppresseur qui fait taire aussi en nos intérieurs des revendications sociales et politiques en normalisant nos indignations. Pourtant, « Les messagers » sont là – ils existent – et ne pas écouter leurs voix, c’est refuser de voir demain. »

Retour après colère sur l’incroyable travail d’écoute, d’observation et de traduction cinématographique des paroles de ceux qui savent que nous existons sur ses lignes imaginaires, et que nous y mourrons.

Entretien avec Laetitia Tura et Hélène Crouzillat au Bar Le Floréal, à Paris.

Comment est né le projet du film « Les Messagers » ? Comment vivez-vous aujourd’hui la perspective de la sortie en salle ?

LAETITIA – Le projet lui même a duré 6 ou 7 ans, mais ça fait déjà un an qu’on est au bout, depuis la première projection qui a été suivie de nombreuses autres, en France et à l’étranger. Il y a forcément un décalage entre le moment où toi tu finis les choses, où tu es dans la construction, et le moment où ça prend une vie pour l’extérieur.

HELENE – Ce décalage a aussi été très marqué dans la construction du film : on a compris les choses il y a déjà au moins 4 ans. Arrivées au montage, nous avons assis des réflexions que nous avions déjà élaborées depuis plusieurs années. Bien sûr, nous les avons mises en forme du point de vue plastique, à travers l’écriture cinématographique, mais c’est vraiment intéressant de voir à quel point cette dernière étape de travail s’est faite avec le sentiment d’être « en retard ». La durée étirée du tournage, et les étapes de compréhension qui se sont succédées lentement, nous ont permis de travailler ces réflexions afin de les rendre intelligibles. La difficulté ensuite, c’est que le matériau de tournage qui a permit de pousser des réflexions marque presque un « retard » au moment du montage.

Laetitia, tu es photographe ; Hélène, tu es réalisatrice. Au départ vous n’étiez pas du tout parties pour faire un film mais pour construire un projet qui aurait mêlé photo, et création et captation sonore. Comment le projet s’est-il mué en film ?

LAETITIA – C’est le terrain. C’est ce qui se passe quand on veut pouvoir dire ce qu’on a envie de dire… C’est le sujet qui va déterminer la forme. Au départ, les toutes premières idées étaient de faire un travail sur la mise à l’écart des migrants. Et pour moi la photo seule était insuffisante. Alors s’est rajoutée l’idée d’une création sonore à partir d’entretiens. Et quand les entretiens ont commencé, dans le cadre de ces récits sur la mise à l’écart, il y a d’autres récit qui ont émergé : ils parlaient de la mort. Et ça, c’est quelque chose qu’on pouvait difficilement prévoir…

HELENE – Moi je me souviens qu’au départ, nous nous sommes orientées sur l’idée de recueillir des témoignages sur la disparition – enfin sur la mort, parce qu’à ce moment là nous parlions des morts et non des disparus. Nous étions parties sur le montage d’un dispositif formel : une exposition ou une installation, quelque chose comme ça. Nous cherchions à comprendre comment les matériaux que nous récoltions au fur et à mesure, pouvaient résonner avec ce type de formes. A un moment donné, il a été envisagé de faire une vidéo qui serait intégrée à ce dispositif : un moment de parole face caméra d’un récit sur la mort. Et c’est à partir du moment où on a filmé et recueilli cette parole, qu’un autre type de récit a commencé à se dessiner, au-delà de ce que nous avions envisagé jusque là. Nous avons aperçu un travail intéressant à mener avec l’image et l’image fixe, comme une proposition qui viendrait résonner avec ce récit, cette parole sur la mort.

Le sujet de la mort semble en effet être le cœur du film; mais progressivement, on passe des paroles qui racontent les morts, à un récit plus vaste sur la disparition…

HELENE – Nous nous sommes d’abord demandées : où est-ce qu’il pouvait y avoir traces de migrants décédés ? Nous avons d’abord été orientées vers des morts « visibles », lorsque des corps avaient été mis en bière et enterrés dans des cimetières de Rabat, de Casablanca ou d’Oujda. Puis à travers les témoignages que nous filmions, de migrants qui nous racontaient la mort, nous demandions : « tu sais ce qu’il est devenu, le corps ? » Il me semble que le fil du récit est parti de là.

LAETITIA – A Oujda, il y avait la figure du père Lépine qui est un personnage assez connu au Maroc. En effet, Oujda est un point central dans l’organisation des parcours des migrants, donc tout le monde savait qu’il y a avait déjà eu des enterrements de migrants à Oujda. Dans le même temps, nous avons commencé à entendre les premiers témoignages sur les disparitions, des témoignages qui nous disaient qu’il se passait quelque chose et qu’il n’y avait pas de traces de corps.

HELENE – Par la suite, on découvre que les corps qui sont enterrés, le sont dans des conditions qui nous paraissent hallucinantes à nous pour qui il semble normal que chaque corps se devrait d’avoir une tombe dédiée. Une des photographies du film montre une pierre tombale sous laquelle 13 personnes ont été enterrées… Un écho direct aux conditions de vie et à la mise à l’écart des migrants, à la disparition politique de ces personnes.

Le film est rythmé par les photographies qui marquent des temps et des étapes. Ce rythme est-il venu à la construction du film ? Ou davantage sur le pas de ce que vous avez vécu sur le terrain ?

HELENE – C’est le rythme de la découverte. Et le rythme des rencontres : des personnes relais, comme Fabien, nous ont fait progresser dans notre récit, étapes par étapes.

LAETITIA – Le rythme du terrain était très aléatoire: je me souviens de 2 jours de tractations qu’a mené Fabien pour convaincre des migrants venus du Cameroun de nous rencontrer, c’était laborieux. Tu ne peux pas savoir à l’avance ce que va te raconter telle ou telle personne, et si ça va servir la construction de ton film ; il y a des témoignages et des pistes que nous avons laissé de côté au montage parce que ça ne nous semblait pas pertinent.

Vous avez essuyé beaucoup de refus de la part de personnes que vous souhaitiez faire témoigner ?

HELENE – À Tanger par exemple, nous voulions rencontrer des personnes qui vivaient dans un camp et quand nous sommes arrivés, le camp était vide…

LAETITIA – Nous avons tissé des relations avec des personnes qui ont été de véritables passeurs pour le projet, comme Fabien Didier Yene, Oumar Diao, ou Marcel Amyeto. Des personnes qui ont servis de relais sans être forcément des témoins eux-mêmes. Notre travail n’aurait pas pu se faire sans eux.

© The Kingdom / Territoires en marge
© The Kingdom / Territoires en marge

© The Kingdom / Territoires en marge
© The Kingdom / Territoires en marge

© The Kingdom / Territoires en marge
© The Kingdom / Territoires en marge

A propos des témoignages justement, beaucoup témoignent de face à visage découvert ; je suppose qu’ils étaient peu nombreux, les migrants, à avoir ce courage…

LAETITIA – Les migrants, c’est un terme générique. Ce qu’il y a vraiment ce sont des personnes et des parcours très différents ; et entre le moment de leurs vécus, et le moment de la rencontre, certains vont pouvoir se dévoiler et d’autres non. Des personnes qui ont témoigné dans le film ont le statut de réfugiés au Maroc, si tant est que ce statut protège de quelque chose… c’est un petit peu plus que celui qui n’a aucun statut. Et puis il y a des gens qui n’ont plus rien à perdre ; il y a ceux qui savaient qu’ils allaient revenir chez eux ; et puis il y a des gens qui estiment que c’est important de témoigner à visage découvert parce qu’il faut dire. Ce qu’ils ont vécu, ils ne peuvent pas le garder. Et il faut trouver l’écoute pour dire.

De plus en plus de films s’intéressent à ceux que nous appelons « migrants » [Ceuta, douce prison de Jonathan Millet et Loïc H. Rechi; L’escale de Kaveh Bakhtiari ; Hope de Boris Lojkine … ], en réaction à cette urgence de dire peut-être. Au cours de votre projet, avez-vous croisé d’autres personnes qui, comme vous, travaillaient sur cette question spécifique de la mort et de la disparition ?

HELENE – A part Sara Prestianni, une photographe qui travaillait également pour Migreurop et qui voyage beaucoup dans la zone, non, nous n’avons pas croisé grand monde en 6 ans… quelques personnes venues faire des reportages ponctuellement. Ce qui est sûr, c’est que sur cette question de la mort et des disparitions, très précisément, nous n’avons entendu parler de personne d’autre.

LAETITIA – Par endroit, parfois, tu rencontres des gens qui prennent en charge un maillon de la chaine. Par exemple, dernièrement, un article a été écrit sur un prêtre en Tunisie qui est très actif auprès des communautés migrantes ; un autre prêtre à Nouadhibou a fait enterrer des migrants dans un cimetière. Mais ce sont presque toujours des actions qui sont le résultat de l’initiative d’un individu : ce sont des gens qui sont confrontés à quelque chose et prennent en charge ce qu’ils peuvent, en réaction. Et il y a certainement d’autres personnes qui agissent sans qu’on en entendent parler…

Comment s’est passé le financement du projet ?

LAETITIA – La venue des financements a été longue ! Nous avons financé une bonne partie de nos premiers voyages et de nos premières expériences, avec les pauses que ça impliquait parce que nos moyens étaient limités, comme tu t’en doutes. Nous ne trouvions pas de répondant auprès des producteurs. Ceux qui étaient susceptibles de s’intéresser à ce genre de démarche n’étaient pas très nombreux… Nous avons lancé une souscription en 2011, en contrepartie de laquelle nous offrions aux souscripteurs un livret et un tirage photographique original. C’était quelques mois après les printemps arabes ; au même moment, il y a eu aussi plusieurs naufrages très médiatisés… Nous avons reçu beaucoup des souscriptions qui nous ont permis de relancer le tournage. Le tournage reprenait sans que nous ayons trouvé de producteur…

HELENE – C’est à ce moment là que nous avons fait la rencontre de Michèle Soulignac, qui dirige « Périphérie », un centre de création cinématographique à Montreuil. Elle nous a encouragées à déposer un dossier, et nous avons été sélectionnées pour être en résidence de montage alors que nous n’avions pas terminé le tournage ; nous avons pu avancer le montage du film et c’est par le biais de cette résidence que nous avons trouvé une productrice : Marie-Odile Gazin de The Kingdom. Finalement tout le travail de production a été fait un peu à l’envers : nous avons travaillé sur l’écriture et le développement cinématographique, alors que nous avions déjà commencé le montage. C’est ce qui fait qu’il a été si long et étalé, presque 6 mois sur un an et demi.

Comment se passe les premières projections du film ? Comment est-il reçu ?

HELENE – Le film a déjà été projeté dans de nombreux festivals (notamment au festival du film de Lampedusa, Lampedusainfest) et à plusieurs occasions en France, très souvent dans le cadre de rencontres et de débats. Nous avons eu des discussions très intéressantes lors de la projection à l’EHESS le 3 Mars, c’était vraiment riche.

LAETITA – Il y a souvent un silence, un moment qui peut être long juste après la projection, durant lequel les spectateurs « encaissent » le coup… Il faut souvent un peu de temps pour que la parole émerge et que le temps des questions-réponses s’enclenche.
Le film a été projeté lors du FESPACO ; malheureusement nous avons peu de retours de la projection pour l’instant… Nous avons hâte qu’il soit davantage projeté en Afrique même s’il est d’abord destiné à être vu en Europe.

…………………………………………….

+ INFOS +

Sortie en salle le 8 AVRIL 2015

Paris, Espace Saint-Michel ; Nantes – Le Concorde …

Production : The Kingdom

Coproduction : Territoires En Marge

En association avec : Périphérie (Page de Périphérie Docs)

Distribution : Prima Luce

Sortie en partenariat avec La Cimade et Migreurop

Durée : 70 min

Synopsis :
Du Sahara à Melilla, des témoins racontent la façon dont ils ont frôlé la mort, qui a emporté leurs compagnons de route, migrants littéralement et symboliquement engloutis dans la frontière. « Ils sont où tous les gens partis et jamais arrivés ? »

Les Messagers se poste sur la frêle limite qui sépare les migrants vivants des migrants morts. Cette focalisation sur les morts sans sépulture interroge la part fantôme de l’Europe.

Charlotte Garson pour le Catalogue du Cinéma du Réel 2014

Toutes les infos : www.primaluce.fr

Pour en savoir plus sur le travail de Laetitia Tura : www.laetitiatura.fr

© Laetitia Tura / le bar Floréal
© Laetitia Tura / le bar Floréal

© Laetitia Tura / le bar Floréal
© Laetitia Tura / le bar Floréal

© Laetitia Tura / le bar Floréal
© Laetitia Tura / le bar Floréal

© Laetitia Tura / le bar Floréal
© Laetitia Tura / le bar Floréal

© Laetitia Tura / le bar Floréal
© Laetitia Tura / le bar Floréal

affiche-les-messagers.jpg