Les yeux pour le dire

Pour chacune de ses série, ismaël utilise un dispositif différent et non conventionnel – appareil photo jetable, webcam, mini-DV… Bienvenue dans l’univers intellectuel de cet artiste tunisien, à la lisière entre photographie, vidéo et cinéma.

ismaël est cinéaste, producteur, vidéaste, poète. Et photographe. Il vit et travaille en Tunisie, où il a été cyber-activiste entre 2004 et 2009. Il est le co-fondateur du premier cinéclub tunisien indépendant, Cinéfils, en 2007, et du Collectif Indépendant d’Action pour le Cinéma (2009). Au printemps 2011, il part à la frontière tuniso-libyenne filmer les réfugiés fuyant la guerre en Libye, avec Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim. Leur documentaire, « Babylon », remporte le Grand Prix du Fid de Marseille en 2012. En mars 2012, il est aussi co-fondateur du collectif artistique « Politiques » qui a organisé quatre expositions d’art contemporain très remarquées en Tunisie et en France. En 2014, il a intégré la société de production indépendante Exit Productions, à Tunis. Côté pratique photographique, ismaël travaille sur plusieurs séries au long cours et conçoit des installations pluridisciplinaires (vidéo, photos, texte, son).

Comment est née la série « Diaries » ?

Lorsque j’étais en résidence à la Cité des arts, à Paris, en 2013, j’ai commencé à utiliser un appareil photo jetable et je photographiais ma vie quotidienne avec ma compagne de l’époque. C’était un peu le journal de notre relation. J’aimais bien le rendu du jetable. J’en ai acheté plein et je photographiais beaucoup de choses que je ne pouvais pas faire développer en Tunisie : il y avait du nu, le rapport aux drogues… Aujourd’hui, il me reste au moins une douzaine d’appareils pas encore développés. Je les ai accumulés. Ils sont remplis d’images qui restent invisibles pour moi. Je me dit qu’il serait intéressant de continuer cette démarche et d’attendre plusieurs années avant de les révéler. Ce ne seront plus les mêmes images. J’aimerais voir ce que le temps peut faire sur les pellicules. Je continue cette série en photographiant mes amis, la rue, les rencontres, le quotidien. Les photos sont prises dans différents pays, au gré de mes voyages, comme au Liban, en Italie. Ce qui est pratique, c’est qu’on peut acheter des jetables partout, même à Paris, dans les endroits touristiques.

Lors de la résidence à Trankat Art Residency à Tétouan, dans le nord du Maroc, en 2014, vous avez également utilisé des jetables. Pourquoi ?

C’est une continuation des Diaries. Lors de la résidence, nous devions articuler notre travail par rapport à la médina et à l’artisanat. Le jetable était l’appareil le plus rudimentaire et idéal. Sur cette série, on voit des accidents, des défauts, deux photos superposées, liées au fait que la molette n’était pas tournée à fond. Lorsque j’ai découvert la première image de ce type, ça a été un hasard heureux. Ça m’a donné l’idée de mélanger, de juxtaposer deux images à chaque fois. Ce que je ne maîtrise pas m’intéresse. Je me laisse guider par les défauts, les hasards de l’art, les inattendus.

Avec la série « There Babylon », changement de style : les images sont en noir et blanc, accompagnées de poèmes.

C’était au printemps 2011, lors du tournage du documentaire Babylon, sur les réfugiés à la frontière avec la Libye. Ce sont des photos prises avec une petite caméra mini-DV, avec option capture d’image. Elle s’est cassée depuis, je l’ai beaucoup utilisée. J’aimais l’idée que ce soient des images venant d’une caméra.

C’est le médium qui vous intéresse le plus en photographie ?

C’est ce que Jean-Luc Godard appelle le dispositif. Il est très important pour moi de trouver un dispositif non conventionnel à chaque travail. Par exemple, dans « X », j’utilise une webcam pour prendre des images, ce qui rend la relation à celui qui est photographié totalement inédite. Je suis séparé de mon sujet. En dehors de la texture de l’image, de sa forme et de son esthétique, cela crée un lien différent et donc des images différentes. C’est un projet entamé en 2009 et sur lequel je reviens régulièrement. Je me suis d’abord posé cette question : que voient les machines ? J’ai essayé de le comprendre. Je n’appelle pas ça des prises de vue mais des captures : la webcam transmet un flux et de ce flux, je capture des photos et des vidéos. L’autre question est : qu’est-ce les ordinateurs donnent à voir esthétiquement ? Le travail en dit aussi beaucoup sur notre rapport à la machine. Je donne rendez-vous à des personnes que je ne connais pas forcément – je lance régulièrement des appels à participation via Internet. Je leur demande d’allumer leur webcam et de vaquer à leurs occupations. La condition c’est qu’elles ne me voient pas et ne m’entendent pas. Très rapidement, je disparais complètement et les gens se mettent en scène eux-mêmes. Ils choisissent le cadre, le décor, la façon de s’habiller, la manière de bouger. Ils sont conscients d’être en représentation. Ça peut durer de 30 mn à 8h…

Vous devenez totalement voyeur alors !

Oui, je questionne la place de l’artiste en tant que voyeur. On ne fait pas d’image si on n’est pas un peu voyeur… Le mécanisme du voyeurisme m’intéresse. Lors d’une résidence à Florence, où j’ai été associé à la commissaire Yasmina Reggad, j’ai mélangé photos de téléphone portable et captures de Google street view, pour interroger le rapport à l’espace public.

Comment présentez-vous la série X ?

Je la présente régulièrement sous différentes formes : vidéos, installations, tirages… Au MuCEM de Marseille, pour la prochaine exposition « Traces, fragments d’une Tunisie contemporaine », il y aura 21 photos montées sur caisson lumineux et 21 vidéos séparées sur 3 écrans de 52 seconde chacune, pour créer un lien avec la naissance du cinéma. Je suis de cette génération née un siècle après le cinématographe et avec les nouvelles technologies. Je trouve qu’il y a des points communs entre la webcam et le cinématographe. Ce sont des appareils de prise de vue mais aussi de diffusion des images. Le cinématographe a donné naissance à un art appelé cinéma. Quelles typologies peut créer la webcam ?

Vous avez une réponse ?

Non, je la cherche encore. Et je crois que si je la trouve, je ne le dirais à personne. Je continuerai à chercher !

Qu’est-ce qui vous inspire pour travailler ?

Une série naît d’un d’une envie, d’un désir, d’un besoin, d’une obsession parfois. Ce n’est pas linéaire car le désir évolue. Quand on est partis dans le sud pour le documentaire, on ne savait pas du tout à quoi ressemblerait le film. La note d’intention, pour moi, va à l’encontre de la création. Je n’ai pas d’intention ! On fait du documentaire avec des êtres vivants, comment écrire sur eux avant de les avoir rencontrés ? Je me souviens d’une histoire. Le poète Mallarmé discute avec deux hashishins. L’un d’entre eux se plaint et dit qu’il n’arrive pas à écrire des poèmes, qu’il n’a pas d’idée. Mallarmé lui rétorque qu’on n’écrit pas des poèmes avec des idées mais avec des mots. On ne fait pas d’art ni de cinéma avec des idées mais avec des images.

Untitled 02 © ismaël
Untitled 02 © ismaël

Untitled 06 © ismaël
Untitled 06 © ismaël

Untitled 19 © ismaël
Untitled 19 © ismaël

Untitled 20 © ismaël
Untitled 20 © ismaël

sans titre 02 © ismaël
sans titre 02 © ismaël

sans titre 01 © ismaël
sans titre 01 © ismaël

sans titre 03 © ismaël
sans titre 03 © ismaël

sans titre 04 © ismaël
sans titre 04 © ismaël

Casablanca, May June 2014 © ismaël
Casablanca, May June 2014 © ismaël

Paris Marseilles, December 2013 © ismaël
Paris Marseilles, December 2013 © ismaël

Tetuan, May June 2014 © ismaël
Tetuan, May June 2014 © ismaël

Tetuan, May June 2014 © ismaël
Tetuan, May June 2014 © ismaël