Out of this life

Récemment découvert lors du Jury du prix Cap prize, le travail Out of Life de Patricia Esteve est une manière de donner une voix aux personnes au Kenya qui ont tenté de se suicider ou qui ont perdu un être cher au suicide. Une interview dans laquelle, l’auteur raconte sa pratique, décrit ses images subtiles loin du sensationnisme.

Depuis 2010, tu travailles sur le continent africain. Comment en es tu venue à travailler sur ce territoire?

Tout d’abord je dirais par amour. Mon fiancé venait d’obtenir un travail au Tchad avec une organisation humanitaire et nous avons décidé de partir ensemble. Professionnellement cela correspondait à une période propice pour moi de quitter l’Espagne. La crise économique était très forte et j’avais de moins en moins d’opportunités professionnelles et les conditions de travail étaient de plus en plus difficiles. La décision de partir fut évidente.

Tu collabores avec de nombreuses ONG en tant que photographe freelance, comment dissocies-tu ton travail personnel de ton travail de commande ?

Je dirais que le style ne change pas beaucoup alors que les sujets peuvent être très différents. Mon travail personnelle se focalise sur des questions sociales normalement associées aux femmes ou aux tabous de notre société forçant certains groupes à être marginalisés. L’autre grande différence est le temps que je dédie au développement des projets. En effet pour mon travail personnel je ne m’impose pas d’échéance, je prends tout le temps nécessaire pour arriver jusqu’au bout d’un projet alors que ce sont des délais bien plus courts pour les travaux de commande. Créer des relations humaines est essentiel pour mes projets et pour gagner la confiance des personnes que je photographie cela prend beaucoup de temps.

C’est à travers ton travail « Out of this life » que nous avons découvert ta démarche. Tu reviens sur la question du suicide au Kenya, aujourd’hui encore vu comme un crime et pénalisé par la loi. 
Comment t’es-tu intéressée à ce sujet ?

Je me suis toujours intéressée aux questions de santé mentale (en particulier à la stigmatisation et aux préjudices engendrés), jusqu’à quel point notre société accepte les personnes vivant avec des troubles mentaux ?

Le suicide est un sujet dont on ne parle pas suffisamment et cela doit changer. Il y a beaucoup des gens, et pas exclusivement au Kenya, qui sont touchés d’une manière ou d’une autre par cette expérience mais il n’existe aucun système pour les aider.
C’est bizarre comme à chaque fois qu’ il y a une nouvelle de mort par suicide qu’ on pense que c’est extraordinaire, très rare, alors que les statistiques nous donnent un autre image, tant le suicide est assez commun dans tous les pays. Pourquoi alors cette obscurantisme, cette peur d’en parler ? J’ai choisi ce sujet car au Kenya le suicide est illégal. C’est une loi écrite qui date de l’époque coloniale mais toujours valable faute de volonté.

Ta pratique du portrait est très diverse avec une part d’images plus mises en scène, posées, ou encore sur fond noir. Comment s’articulent ces photographies entre elles ?

Au départ, il était difficile de trouver l’angle pour ce sujet. Comment représenter le suicide en image? Je voulais développer un langage indirect, symbolique où la poétique prend la place d’un trop commun sensationnalisme. A cette fin, les entretiens avec les sujets qui ont participé ont été assez importantes, car c’est à partir de ceux-ci que j’ai eu des pistes concrètes sur des histoires personnelles avec des lieux, des objets, des évènements etc. Je leur ai ensuite demandé d’écrire au sujet de cette expérience. Quelles était leurs émotions, sentiments, souvenirs que j’ai ensuite traduit en photographie.

C’est grâce à cela que je suis arrivé à ce mélange de types d’images, afin d’éviter volontairement les répétitions et apporter plus de dynamisme.

Que nous montres-tu dans les images ?

J’aime l’idée de montrer dans mes photos les sentiments, les émotions, le silence… je crois que cela facilite l’empathie et la personnification. En plus je voulais créer de la curiosité et de l’intérêt au lieu de présenter des faits de toute évidence dramatique.

Un des premier portrait que j’ai réalisé et parmi ceux que j’aime plus, est « I miss him » (Il me manque) : c’est la photo d’une mère dans le lieu où elle a découvert son fils pendu mais encore vivant. Il succombera quelque heure plus tard. Elle a coupé l’arbre par la suite mais le souvenir est toujours présent. La photo d’elle, de dos, sur une terre brûlée se protégeant avec un parapluie qui semble la connecter au ciel, évoque le vide, la solitude.

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

Dans « Starry sky » (ciel étoilé) j’ai repris une histoire que Tavita m’avait racontée : lors de sa dernière tentative de suicide, elle était sur le toit d’un bâtiment, et en regardant les étoiles elle s’était surprise de la beauté et cela l’avait convaincue de donner une autre chance à la vie.
© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

Une exposition présentant ce travail au Centre Culturel du Kenya ouvre cette semaine d’avril 2018. Quelle importance cela a sur ton travail et aussi pour les personnes qui ont pris part au projet à travers leurs témoignages ?

Je suis particulièrement contente de faire cette première exposition à Nairobi, au Kenya, là ou je pense que le besoin de parler publiquement de santé mentale est assez fort et où j’ai senti le besoin de développer ce travail. Je pense que ce projet peut avoir un impact positif pour les personnes qui y ont participé : leurs expériences sera au centre des discussions qui suivront et sans les préjudices et stigmatisation habituellement relayés par les médias.

Tu a mené récemment un travail photographique de portraits avec l’organisation locale BoxGirls dont l’objectif est de promouvoir un changement social à travers la boxe pour jeunes filles du quartier de Kariobangi. Aujourd’hui tu mènes aussi avec ces jeunes boxeuses, un atelier photo participatif. Peux-tu nous parler de ce projet ? Atelier, exposition, …?

La photographie participative est très importante pour moi. Je travaille maintenant avec des femmes boxeuse au Kenya : je leur apprend les bases de la photographie, pour qu’elles puissent l’utiliser dans leur activités de promotion et visibilité mais aussi pour lancer une campagne contre les violence sexuelles dans le slum de Kariobangi.

Quels sont tes projets pour l’année 2018 ?

J’ai presque fini la préparation du livre de ce projet, j’espère le voir en librairie avant la fin de l’année. Pour la suite, plusieurs idées sont en cours…

Une exposition à découvrir à partir du 20 avril au 27 avril 2018 au Centre culturel du Kenya.

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

© Patricia Esteve
© Patricia Esteve

© Patricia Esteve
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