Ubu, made in South Africa

On la connaît cette histoire d’Ubu Roi, le roi assassin, lâche et cupide qu’Alfred Jarry inventa au 19e siècle. Transposée au cœur des pires heures de l’Apartheid par Jane Taylor et William Kentridge, la voilà qui prend une ampleur particulière. Des marionnettes glaçantes, un film d’animation et de terreur et un couple, Pa et Ma Ubu, symboles du système concentrant toute la laideur du monde… C’est en 1997 que l’artiste sud-africain William Kentridge explore le personnage d’Ubu Roi, qui lui inspire une série d’eaux-fortes et un court-métrage, « Ubu Tells the Truth », qui sert de matériau à la pièce de théâtre. Dans ce court-métrage, il mélange pour la première fois ses dessins animés, qu’il appelle des « dessins pour projections » , avec des documents d’archives – photos et vidéos.

« D’un point de vue sud-africain, Ubu est une métaphore particulièrement puissante de la politique absurde de l’apartheid, présentée par l’État comme un système rationnel », explique-t-il. Dans son animation, une caméra sur un tripode fait office de personnage principal, sorte de Big Brother à l’œil encombrant, qui, en regardant les atrocités sans rien faire pour les empêcher, devient aussi coupable que ceux qui les font… La pièce s’appuie sur les témoignages issus de la Commission Vérité et Réconciliation, mise en place en 1996, deux ans après les premières élections démocratiques du pays, pour confronter victimes et bourreaux. « La Commission en elle-même est un théâtre. Un à un, les témoins viennent et ils ont leur demi-heure pour raconter leur histoire, une pause, ils pleurent, ils sont réconfortés par des professionnels du réconfort… C’est un exemple parfait de théâtre civique », expliquait à l’époque Kentridge, qui est aussi un passionné de théâtre. Cofondateur de la Junction Avenue Theatre Company, à Johannesburg, au début des années 1970, il travaille depuis 1992 avec le Handspring Puppet Company, fondée en 1981 au Cap.

« Les séances de la Commission ont fait fusionner l’histoire et l’autobiographie » explique la dramaturge Jane Taylor. « Cela a marqué un tournant car, durant les décennies de résistance populaire, la souffrance personnelle avait été éclipsée au profit d’un projet plus large de libération des masses. Entendre les témoignages individuels a permis de structurer la mémoire et le deuil. » Mais les travaux de la Commission ont aussi mené à l’amnistie des bourreaux et à la réconciliation, souvent forcée. « Le juste doit absoudre l’injuste » résume l’un des personnages… Une violence de plus pour les victimes, figurées dans la pièce par les marionnettes. Quant aux créations de Kentridge, elles servent de décor animé, elles reflètent les états d’âme d’Ubu, où elles montrent l’horreur indicible (scènes de torture et de meurtres… ). Même si le burlesque arrive parfois à surnager, c’est la violence, à la fois suggérée et montrée, qui domine. A l’image de ce qu’a été le système d’apartheid.

Handspring Puppet Co & William Kentridge, Ubu and the Truth Commission

Jusqu’au 12 décembre 2015 à La Villette

Ubu Kentridge © Luke Younge
Ubu Kentridge © Luke Younge

Ubu Kentridge © Luke Younge
Ubu Kentridge © Luke Younge

Ubu Kentridge © Luke Younge
Ubu Kentridge © Luke Younge