Vestiges d’empire

Depuis quelques années, nous suivons via les réseaux sociaux et son site l’évolution du travail de Thomas Jorion. A travers son interview, nous revenons sur son travail mené depuis quelques années autour des lieux abandonnés et en particulier sur son dernier projet aux quatre coins du monde: Vestiges d’empire.

Peux-tu nous raconter ton parcours ?

J’ai une formation de juriste et j’ai travaillé plusieurs années avant d’accepter que la photographie soit ma voie. J’ai donc quitté mon activité en 2009 pour me consacrer à la photographie à plein temps. J’ai eu la chance de pouvoir exposer, publier et avoir une reconnaissance assez rapidement. Cela m’a permis de vivre de ma photo et d’investir dans de nouveaux projets. « Vestiges d’empire » étant le plus récent des mes projets.

Tu commences à photographier des lieux abandonnés avec ta série Silencio, pourquoi cette envie ?


Mon travail a été largement découvert avec la parution de « Silencio » (Ed. La Martinière 2013), mais j’ai toujours été attiré par les lieux abandonnés. Lors de mes études de droit j’ai découvert la photographie et j’ai tout de suite photographié ce sujet. Sûrement parce que enfant avec mes amis nous étions passionnés par des films comme les « Goonies » ou « Indiana Jones » et nous passions notre temps libre à chercher des lieux à explorer.

Tu photographies en lumière naturelle à la chambre 4×5, qui impose une certaine immobilité, peux-tu nous raconter une anecdote tirée d’une prise de vue ?

En effet, utiliser une chambre 4×5 exige de respecter un certain nombre de protocoles mais c’est une approche qui me plaît et qui permet de réaliser des images incomparables. La prise de vue est beaucoup plus lente qu’avec un autre type d’appareil et elle est rendue encore plus complexe dans la pénombre. Sur l’ile de Gorée au large de Dakar, j’ai découvert un ancien bunker aujourd’hui transformé en abri par des artistes. Il y faisait très sombre mais il y avait une atmosphère incroyable.

Un homme était en train de faire la cuisine. Les préparatifs pour la photo m’ont permis de parler avec lui de mon projet, de l’interroger sur sa vision de l’époque coloniale et du Sénégal moderne. Il avait un discours très empreint de philosophie Rasta et nous avons discuté pendant près d’une heure. La « pièce » centrale était très exigüe et nécessitait une minute de pose. J’ai réalisé deux versions ; une avec cet homme et une sans. Pour le livre nous avons sélectionné la version sans lui. Mais pour moi la version la plus forte restera celle avec lui.

© Thomas Jorion
© Thomas Jorion

En 2013 tu débutes le travail « Vestiges d’empire », sur l’histoire coloniale au long cours ? Comment est né ce projet ?

Je suis passionné par l’histoire des lieux, la trace du temps et des hommes sur leur environnement. C’est l’essentiel de mon travail artistique. Quand j’ai commencé à réfléchir à ce sujet il m’est apparu comme une évidence que je devais le traiter car il conjugue tous ces éléments et d’autres qui sont nouveaux pour moi. J’avais conscience que j’abordais un sujet sensible et contemporain qui tire des conséquences dans certains conflits ou déséquilibres géopolitiques actuels. Travailler sur ce sujet par l’angle de la photographie d’architecte permet de le désamorcer et d’en parler à la lumière de nouvelles perspectives.

Sur tes images, on découvre des lieux patrimoniaux, comme des églises, des palais de justice mais aussi des maisons privées. Comment choisis-tu les lieux et les pays ?

J’ai orienté mes recherches sur les zones ou pays où il y avait le plus de bâtiments encore dans leur état d’origine. Ensuite je me suis concentré sur les bâtiments ayant une architecture unique ou originale. C’est l’un des nombreux aspects intéressants de ce sujet. Les architectes locaux ont eu plus de liberté pour expérimenter des nouveaux styles, de nouveaux matériaux. Il y avait aussi des villes ou des quartiers entiers à construire à des époques où se sont développés des styles comme l’art nouveau, le modernisme, l’art déco, etc. J’ai ainsi pu voir des architectures qui n’existent pas en Europe. La volonté de s’établir dans ces pays recouvrait tous les aspects de la vie quotidienne : religieux, juridique, culturel, industriel, etc. D’où la diversité de bâtiments que j’ai pu recenser et photographier.

Certaines photographies sont incroyables, comme l’église du Sacré Cœur au Vietnam (934), ou encore Les Abattoirs à Casablanca (Maroc, 1922) avec ce cheval. Peux-tu nous dire quelques mots sur ces 2 images ?

© Thomas Jorion
© Thomas Jorion

C’était un moment très fort que de se tenir face à ce qui reste de cette église en bord de mer. Comme il y avait peu de lumière, j’avais un long temps de pose lors de la prise de vue. Cela a été bénéfique pour l’image car il en a résulté un effet de flou sur la mer et les nuages. Quoi qu’il en soit j’ai eu la bonne surprise de trouver cette église toujours debout malgré les assauts de la nature. Sur une photo datant des années 70 elle était au milieu d’autres bâtiments et on ne voyait pas la mer. Sur place on m’a expliqué que cette proximité de l’océan était due à la monté des eaux. J’ai eu la surprise de découvrir sa date de construction à Paris lorsque j’ai zoomé dans l’image pour la dépoussiérer : « 1934 ». J’ai ressenti de la joie en lisant cette date inscrite sur le clocher. C’est un peu comme si je perçais une partie du mystère qui entourait l’église.
© Thomas Jorion
© Thomas Jorion

J’ai visité les anciens abattoirs de Casablanca avec l’idée que j’allais photographier un lieu industriel unique mais vide. Ce superbe bâtiment de style art-déco et néo-mauresque dans les teintes ocre me réserva néanmoins quelques surprises. Comme j’en ai l’habitude, j’ai d’abord visité les lieux, puis j’ai commencé à prendre des photos. J’ai débuté par la grande halle puis j’ai parcouru les annexes. Dans l’une d’elle des ânes et des chevaux mangeaient paisiblement de la paille. On me dit que c’est la fourrière municipale. Alors que j’ai terminé de photographier tout ce que j’avais prévu, je décide de retourner dans la grande halle car j’ai le sentiment que je ne suis pas allé jusqu’au bout des choses. Je découvre alors ce beau cheval blanc qui n’était pas là une heure avant. Je ressors immédiatement ma chambre pour le photographier. Une chambre 4×5 n’est pas vraiment l’appareil idéal pour ce type de photo, mais je tente ma chance. Je m’approche petit à petit en essayant de ne pas l’effrayer avec tout cet attirail. Au plus près de lui je déclenche l’obturateur. Je découvrirai l’image à Paris.

Tes deux dernières séries dont nous venons de parler se concrétisent par des expositions et des livres, Silencio publié en 2013 et Vestiges d’empire qui sort ce mois d’octobre aux éditions La Martinière. Qu’apporte à ton travail le fait de le concrétiser par le médium livre ?

Le livre est une opportunité de diffuser plus largement son travail dans l’espace et dans le temps. Une exposition dure en général un mois, un livre traverse les âges. Un livre se prête, se transmet, s’offre et se donne. Il laisse également plus de place pour développer son sujet. On peut jouer avec la mise en page et des textes. Enfin, à titre personnel j’aime beaucoup l’objet.

Quelques mots sur ton futur proche ?

Actuellement je présente cette série à la Galerie E. Woerdehoff à Paris jusqu’au 26 novembre. Certaines photos seront également présentées par la galerie lors de Paris Photo début novembre. Enfin ma galerie Allemande (Podbielski contemporary) présentera la série sur ses murs à Berlin au printemps prochain.

« Vestiges d’empire » sera exposé à la 
Galerie E. Woerdehoff à Paris du 18 octobre au 26 novembre 2016 – Infos sur www.ewgalerie.com

© Thomas Jorion
© Thomas Jorion

© Thomas Jorion
© Thomas Jorion

© Thomas Jorion
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