Le photojournalisme et le Printemps arabe

Depuis deux mois, le monde arabe est au centre des relais médiatiques. De ces révolutions, le monde retiendra avant tout les images poignantes de peuples unis par la colère. Des photographies lourdes de sens, qui soulèvent la question de la place et du rôle du photojournalisme dans ce Printemps arabe.

Le 4 janvier 2011*, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid. Pour
la scène internationale, l’événement marque le début des révoltes tunisiennes.

Sur place, les journalistes sont encore rares et les images des manifestations sporadiques. Premiers relais d’information, les photographes amateurs rapportent au monde entier les heurts de la rue. Ce n’est que quelques jours avant la chute de Ben Ali, le 14 janvier dernier, que journalistes et photographes internationaux décident de franchir la frontière tunisienne. Pressés, les supports de presse cherchent un moyen de résumer l’enjeu de ce qui vient de se passer. Il faut taper fort, frapper les esprits tout en apportant le maximum d’informations. Comme le souligne Olivier Touron, photoreporter présent en Tunisie : «Contrairement aux sites Internet ou à la télévision, les images publiées dans la presse écrite vont circuler de main en main. Ce sont des documents immédiats qui ont une vraie durabilité. Ils restent ancrés dans les mémoires». Ainsi, grâce à son caractère instantané et sa force visuelle, la photographie est le premier relais de la manifestation sociale. Face à des événements alors encore peu couverts par les médias, l’information est perçue comme un élément essentiel au déroulement des faits. Au-delà du témoignage, elle est un vecteur d’une réalité. Très vite, l’image vient réhabiliter la rareté des écrits, plongeant les médias occidentaux dans une course à l’image sans précédent.

De l’information aux icônes de la révolution

Des manifestants anti-gouvernement, place Tahrir au Caire, lors du 17e jour des manifestations anti-régime Mubarak. © Pedro Ugarte/AFP
Des manifestants anti-gouvernement, place Tahrir au Caire, lors du 17e jour des manifestations anti-régime Mubarak. © Pedro Ugarte/AFP
Quelle Histoire le photojournalisme a t-il écrit tout au long des événements ?

Une foule en colère. Des poings levés. Des visages victorieux. Des larmes…

Au fil des semaines, le regard se déplace, l’angle se resserre, libérant le visage de nouvelles icônes révolutionnaires. C’est ce qu’analyse le thésard Olivier Beuvelet dans son article « Le « Che » d’Alger; naissance d’une nouvelle image du Maghreb» sur son blog Parergon, hébergé sur la plateforme communautaire Culture Visuelle. En comparant deux images, publiées à quelques heures d’intervalle sur les sites du «Parisien.fr» et du «Figaro.fr», il décortique le passage d’«une mise en images des émeutes à un éloge lyrique de la révolution». Selon Olivier Piot, grand reporter indépendant, une telle transition s’explique de deux manières. «D’une part les professionnels ont, en fonction du type d’événement, une sorte de réflexion de la mise en scène. Ce fut très net en Égypte, où l’on sent que les images de la révolution ont d’emblée été pensées comme symboliques. On trouve des femmes voilées qui lisent un journal, le peuple sur les chars avec les militaires… Ces témoignages sont d’ores et déjà une perception construite par le photographe. D’autre part, alors que la phase la plus délicate est passée et que le 14 janvier marque la victoire de la rue sur le pouvoir exécutif, le peuple tunisien commence lui aussi à se mettre en scène. On assiste donc une double recherche de symbole, dans le regard du journaliste comme dans l’esprit des gens photographiés. Car pour être dans le symbole, il faut avoir conscience de ce qui se passe».

Des slogans, une foule en liesse, des baguettes de pain portées à bout de
bras, la révolte attire les photographes avides d’images spectaculaires qui
augmentent ainsi leurs chances d’être publiées. Car n’oublions pas qu’en
de telles circonstances, la profusion d’images incite les photographes à se
distinguer en abordant l’événement sous un angle nouveau. «Tous les photographes envoyés par les agences ou par un magazine, couvrent l’actualité chaude. Pour optimiser leurs chances, les photographes indépendants doivent donc trouver un angle original ou se concentrer sur la réalisation de portraits », explique Olivier Touron.

Ces images faiseuses d’opinion

Révolution tunisienne. Tunis le 24 janvier. © Martin Bureau
Révolution tunisienne. Tunis le 24 janvier. © Martin Bureau
des combattants anti-Kadhafi. © Patrick Baz/AFP
des combattants anti-Kadhafi. © Patrick Baz/AFP
À la fois convoitée et terriblement décriée, la photographie de presse reste néanmoins le média le plus parlant. Objet de propagande et formidable vecteur idéologique, son influence sur l’espace public n’est pas nouvelle. Surtout, entre sa réalisation et sa publication, la photographie passe par une série de filtres tout aussi subjectifs les uns que les autres : celui du photographe d’abord, qui dans sa prise de vue et son editing angle son travail d’une certaine manière. Celui du support de presse ensuite, qui choisit telle image plutôt qu’une autre. Celui du lecteur enfin, qui orientera son interprétation en fonction de ses convictions idéologiques.

Jaâfar Akil, professeur et président de l’Association marocaine d’art photographique, a observé les représentations du Mouvement du 20 février dans la presse marocaine : «L’information relative au 20 février représentait uniquement des banderoles et des slogans à connotations sociale et économique. Les revendications politiques étaient quasi-absentes de la presse. Surtout, la plupart de ces images apportaient une information figée, refusant toute possibilité d’interprétation. La presse indépendante a insisté sur des images de foule. Son but était de montrer que les gens ont répondu à l’appel des organisateurs. De son côté, la presse partisane a préféré mettre en avant les incidents causés par les manifestations. On remarque que chaque support choisit la photo qui correspond à ses convictions, alors que le rôle du photojournalisme est d’accompagner le lecteur à interpréter les situations représentées en fonction de sa sensibilité».

«Le fait de prendre des photos expose à la censure»

En arrivant à Tunis le 5 janvier dernier, Olivier Piot est l’un des rares journalistes présents aux prémices des révoltes. Très vite, les événements le poussent à troquer sa plume pour l’objectif. Il détient aujourd’hui les seules images des funérailles de Mohamed Bouazizi.

Arrêté le 9 janvier par la police tunisienne, il se voit dépouillé de son matériel avant d’être pris en chasse par les forces de l’ordre sur 60 km. Cette expérience lui a permis de mesurer la force de frappe du photojournalisme. «J’étais dans un pays où le fait de prendre des photos expose à l’arrestation et à la censure. Un journaliste peut se promener, discuter discrètement. En revanche, c’est avec un appareil photo que j’ai mesuré qu’un photojournaliste affichait clairement pourquoi il est là. C’est une vraie prise de risques. On ne m’aurait jamais arrêté en tant que rédacteur, alors que le danger de rapporter une vérité reste le même». Un témoignage qui n’est pas sans rappeler le décès du photojournaliste Lucas Mebrouk Dolega, victime d’un tir tendu de grenade délibéré de la part d’un groupe de policiers. Pourtant, tout semble avoir changé quelques jours plus tard.

Olivier Touron, arrivé à la chute du régime tunisien, a été frappé par le vent de liberté qui soufflait sur le peuple. «La Tunisie est l’un des pays les plus fermés sur le plan médiatique. Au départ, je ne savais même pas si j’allais pouvoir entrer dans le pays. A mon arrivée, j’ai évidemment été surveillé car même si le régime venait de tomber, la suspicion demeurait. En revanche le peuple se montrait très bavard. Il sortait la tête de l’eau et acceptait très bien les médias», dit-il. Des propos porteurs d’espoir que la conclusion d’Olivier Piot saura conforter : «En découvrant des médias libres, le peuple arabe va découvrir la photo comme moyen d’expression. La révolution par l’image a commencé avec Al Jazeera. Les gens vont se poser la question de la démocratie, à savoir de la place du texte, des images et du portefolio comme source d’information».

*Erratum, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010. Il décède le 4 janvier 2011.

Cet article, écrit par Aurélie Martin, est une publication du quotidien Le Soir Echos / Marorc.