Ce qui s’oublie et ce qui reste – Interview de Meriem Berrada et Isabelle Renard

« Ce qui s’oublie et ce qui reste », c’est l’exposition actuelle du Musée National de l’Histoire immigration à Paris. Celle-ci a été imaginée dans le cadre de la Saison Africa 2020 avec un commissariat de Meriem Berrada, directrice artistique MACAAL/ directrice des projets culturels Fondation Alliances, et Isabelle Renard, Cheffe du service des collections et des expositions, commissaire associée à découvrir dès le 19 mai et jusqu’au 29 août 2021.
A travers cette exposition, qui présente 18 artistes pluridisciplinaires issus du continent africain et de ses diasporas, abordent la question d’ héritages et circulations, de frontières et de migrations, de liens entre générations, d’histoire et de mémoire de part et d’autre de la Méditerranée et au sein du continent africain. A travers l’interview des deux commissaires, nous revenons sur la genèse de ce projet et sur les œuvres exposées.

Comment est née cette collaboration entre vos deux musées ?
Meriem Berrada : Ce partenariat est né de la demande du Musée national de l’histoire de l’immigration de s’inscrire dans la Saison Africa 2020 laquelle a sollicité le MACAAL pour une collaboration, notamment à travers une exposition dont j’assurerais le commissariat général. J’ai donc proposé un projet autour de la question de la transmission, un propos et des propositions plastiques qui s’inscrivent dans l’une des quatre thématiques de la Saison, tout en engageant un dialogue des collections des deux musées. D’une part, un jeune musée dédié à la création contemporaine du continent africain et de l’autre côté de la Méditerranée, un musée d’histoire abrité par une institution publique française de près d’un siècle.
Suite à la labellisation du projet par la Saison, nous avons amorcé un travail collaboratif à proprement parler, avec Isabelle qui s’est notamment attachée à conserver une sélection qui reste en résonnance avec les thématiques de circulations et de migrations qui font l’ADN du MNHI.

18 artistes du continent et de sa diaspora sont exposées au Musée de l’Immigration, pouvez-vous nous raconter comment s’est fait la sélection et les dialogues entre les commandes, les collections du MACAAL et du Musée de l’Histoire de l’Immigration ?
MB : La sélection s’est faite à partir des raisons citées plus haut en me posant également la question du commun, de ce qui nous lie finalement. La transmission est inhérente à notre condition humaine, quelle que soit notre origine ou notre géographie de vie. L’exposition engage ainsi un aller-retour permanent entre nos histoires personnelles et l’Histoire avec un grand H.
A travers ce projet, j’ai aussi souhaité adresser la question du Palais de la Porte Dorée construit en 1931 pour célébrer la gloire de l’empire colonial français. L’exposition est pensée comme une réponse contemporaine à ce bâtiment jalonné par une imagerie qui peut être dure à regarder en tant qu’anciens peuples colonisés : du bas-relief de la façade du Palais à la fresque du Forum que les visiteurs pourront traverser pour accéder au Musée de l’immigration qui est habituellement logé dans les étages.
En fait, de par mon premier métier de développement de projets culturels, la question des publics est véritablement ce qui guide ma démarche. C’est aussi pour cela que j’ai accepté la proposition de collaborer avec le MNHI, et parfois de convaincre certains artistes de montrer leur travail dans ce lieu très chargé symboliquement.
Un autre impératif que je me suis imposé est la pluralité des médiums. On ne peut jamais être exhaustif mais il s’agissait de montrer une diversité des expériences de transmission, (intergénérationnelle, horizontale, récit historique etc.) c’était important de démanteler l’image d’un art contemporain africain encore trop réduit à de la figuration colorée, parfois folklorique. Je voulais montrer que les artistes « dits africains » s’emparent aussi bien de la peinture, du dessin, de la vidéo que de la création sonore (d’ailleurs très pointue : cf. Abdessamad el Montassir).
Enfin, il m’a semblé primordial de soulever la question de la responsabilité, de notre responsabilité en tant que commissaires, opérateurs culturels, artistes africains dans la capacité à challenger la narration dominante et de présenter des œuvres qui engagent de manière frontale la responsabilité du regardeur qui peut devenir acteur (cf. installation de Lerato Shadi). Enfin, les deux commandes de l’exposition correspondent aux œuvres monumentales de Joel Andrianomearisoa et Amina Agueznay. Si la première a été composée de manière quasi intuitive et les échanges autour de la production limités à des questions spatiales ou techniques, la seconde a été sous-tendue par un échange avec l’artiste qui a orchestré une production colossale avec 17 artisanes aux quatre coins du Maroc avec une production qui a duré un peu plus d’une année et qui m’a amenée à mon grand bonheur sur le terrain.

Exposition « Ce qui s’oublie et ce qui reste », Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition « Ce qui s’oublie et ce qui reste », Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition « Ce qui s’oublie et ce qui reste », Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition « Ce qui s’oublie et ce qui reste », Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery

L’exposition présentée actuellement au Musée de l’Histoire de l’Immigration porte un titre très poétique « Ce qui s’oublie et ce qui reste ». Pourriez- vous nous raconter l’histoire de ce titre et en quoi il est évocateur de l’exposition ?
Isabelle Renard : Pour répondre à l’invitation de la Saison Africa2020 et au défi lancé par N’Goné Fall de « regarder et comprendre le monde d’un point de vue africain », il nous a semblé important de sonder un socle commun et universel. Que l’on soit né à Cotonou, Rabat, Berlin, Florence, Paris… la question de la transmission – de ce que l’on garde ou de ce qui est volontairement ou involontairement omis – est inhérente à notre humanité. Le titre reflète totalement l’esprit de l’exposition. Nous avons souhaité interroger cette passation destinée à confier à d’autres générations, des mémoires ou fragments de mémoires – individuelles, collectives -, mais aussi des savoirs et savoir-faire, des traditions, rites et objets. Un ensemble de propositions plastiques engagées, critiques, poétiques qui interrogent, amènent à voir autrement et se trouvent au cœur des débats contemporains. Et si les artistes explorent les notions d’héritage et de liens entre générations, ils pointent également, souvent en hors champs, les limites, pertes et ruptures de cette transmission dans un monde globalisé. Les œuvres, tous médiums confondus, tissus, installations, vidéos, peintures, photographies… s’attachent autant aux échanges qu’aux fêlures, autant à ce qui est partagé qu’à ce qui est omis, rendu silencieux et invisible, à Ce qui s’oublie et à ce qui reste…
Et c’est précisément au creux de cet interstice que se situe la réflexion plastique de l’artiste. Il exhume de manière subtile ce qui est caché, oublié. Avec des œuvres qui révèlent l’ineffable, oscillent entre visible et invisible.

Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery

Trois idées sont soulevées par les œuvres présentées, pourriez-vous nous raconter chacune d’entre elles, et les œuvres qui les composent… et le parcours imaginé Isabelle
IR : Trois idées force rythment, en effet, le parcours autour des notions de « transmissions de mémoire »« omissions et ruptures », « nouvelles écritures ». Cependant, ces thématiques ne sont pas matérialisées scénographiquement dans l’espace car nous avons souhaité laisser la possibilité aux œuvres de dialoguer entre elles, de se déployer dans leur polysémie, leurs engagements mais aussi leur diversité, leurs facettes et complexité.
« Transmissions de mémoire » s’attache à déceler, dans cette passation de savoirs et savoir-faire, de traditions et de rituels, le processus de mémoire qui s’opère et qui s’avère parfois nécessaire à la construction d’une identité. L’empreinte de l’histoire dans le domaine de l’intime peut également se révéler à travers des objets confiés de façon intergénérationnelle. Par sa circulation et sa réutilisation, l’objet du quotidien acquiert une valeur symbolique. Il devient signe et véhicule de transmission. Ainsi, par exemple, Malik Nejmi dans sa vidéo 4 1 6 0 (2014) scrute l’histoire familiale sur fond d’histoire collective. A partir d’objets confiés par sa grand-mère marocaine, l’artiste entame une réflexion plastique autour de la question de la mémoire, des objets et de leur circulation, à travers des conversations transculturelles et transgénérationnelles. On peut citer également l’exemple de Badr El Hammami qui dans Thabrate (2018), “la lettre” en berbère, réactive, grâce à des objets appartenant à ses parents, un processus obsolète de communication fondé sur l’enregistrement de cassettes audio. L’artiste revisite un mode de correspondance mis en place, entre les années 1960 et 1980, par les travailleurs immigrés marocains venus en France et leurs familles restées au Maghreb.
Au creux de ces héritages pluriels, percent des points de fracture, mais aussi des oublis, des effacements historiques, qu’ils soient conscients ou inconscients. Dans « omissions et ruptures », certains artistes révèlent les limites et pertes de cette transmission mais aussi les ruptures que peuvent engendrer les migrations. D’autres dénoncent l’instrumentalisation de la mémoire par l’occultation de pans de l’Histoire.
Amina Agueznay, par exemple, s’intéresse dans son œuvre Curriculum vitae (2021), aux savoir-faire artisanaux du Maroc. Elle perpétue des traditions séculaires en invitant des tisserandes à broder les signes qui font partie de leur langage professionnel et dont elles connaissent la signification, mais aussi les signes qu’elles utilisent sans en connaitre le sens. Tout en perpétuant des traditions séculaires, l’artiste questionne ici les risques de rupture dans le processus de transmission.
Zineb Sedira, dans son installation vidéo Mother Tongue (2002) examine les notions de préservation mais aussi de perte d’identité culturelle. À travers une chaîne matrilinéaire, l’artiste sa mère et sa fille, dialoguent, deux par deux sur trois écrans, chacune dans sa langue maternelle (français, arabe et anglais). Mais la communication semble rompue entre la petite-fille et la grand-mère qui ne se comprennent plus. Si le triple langage de l’artiste témoigne de la richesse de son identité multiple, l’œuvre dévoile les ruptures que peuvent générer les expériences diasporiques.
Autre exemple, l’artiste sud-africaine Lerato Shadi questionne la présence/absence du corps noir dans l’espace public. Dans Seriti Se (2015-2021), elle propose aux visiteurs d’effacer des noms de femmes oubliées par l’Histoire, qu’elle a préalablement inscrits sur les murs. Par ce geste, l’artiste invite le visiteur à s’engager et à s’informer sur la trajectoire de la personne dont il a effacé le nom. Le processus de réparation de cet effacement historique peut alors s’accomplir.
Enfin, les rencontres, confrontations d’expériences et de modes de vie entre différentes cultures permettent aux artistes d’interroger la diversité de leurs influences. Une hybridation qui défie les clichés exotisants liés au continent africain et donne naissance à de nouvelles écritures plastiques, reflets d’identités multiples.
Emo de Medeiros, par exemple, puise dans la richesse de ses deux héritages, africain et européen, et s’inspire à la fois de l’art traditionnel béninois (notamment de la technique de l’appliqué née au 18e siècle et issue d’un art de cour du royaume du Dahomey) et des nouvelles technologies. Il donne naissance à la série des Surtentures, initiée en 2015, et propose des tableaux textiles via un langage fait d’icônes et de pictogrammes contemporains. Télescopant les univers visuels et les temporalités, il fournit des clés de lectures à ces figures énigmatiques par l’utilisation de puces électroniques permettant de décoder les rebus. Une nouvelle forme d’écriture se révèle entre passé, présent et futur.

Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery
Exposition “Ce qui s’oublie et ce qui reste”, Palais de la Porte Dorée
© Anne Volery

Il y a une part importante donnée aux images, photographies/ vidéos, avec différentes générations présentées comme Zineb Sedira, Ymane Fakhir, Btihal Remli, Ishola Akpo, Badr El Hammami, Sammy Baloji, Malik Nejmi ou encore Abdessamad El Montassir. Selon vous cela reflète-t-il aussi les préoccupations et pratiques de l’image du continent africain et son évolution ? Et qu’observez vous actuellement sur les nouvelles écritures et pratique de l’image élargie ?
MB : On peut dire que l’exposition montre une partie de ces préoccupations et pratiques. Il faut toutefois nuancer car Ce qui s’oublie et ce qui reste a été conçue en résonance avec le contexte français, ce qui crée un biais naturel dans la sélection et rend l’extrapolation de pratiques communes au continent caduque. Je pense que les pratiques de l’image sont beaucoup plus larges et complexes sur le continent aujourd’hui que ce que montre l’exposition qui regroupe une majorité d’artiste en lien avec l’Afrique dite francophone dont les réalités de production culturelle ne sont pas représentatives de l’ensemble du continent. Aussi ma participation au comité curatorial de la Biennale de Bamako 2021 me permet de dire- preuve s’il en fallait- que la production est non seulement prolifique mais qu’elle explore l’image bien au-delà de ses acceptions matérielles usuelles. Je ne peux pas en dévoiler beaucoup pour le moment mais je vous invite à suivre la sélection et la programmation qui seront bientôt annoncées.

Lors de l’ouverture de l’exposition au public, avez-vous prévu des temps de rencontres, conférences ou autres autour de l’exposition ?
IR : Pendant la fermeture d’avril à mai, des visio-visites de l’exposition ont été proposées. A partir de la réouverture du 19 mai, sont proposées :

  • des micro-visites tous les weekends après-midi (avec notamment l’activation de l’œuvre de Lerato Shadi). Il s’agit d’un focus de 20 à 30’
  • des visites guidées de l’exposition les samedi à 11h, tous les 15 jours
  • des ateliers en famille (6/12 ans) les samedi à 10h30 (durée 1h30), 1 fois par mois.
    Par ailleurs, la revue du Musée national de l’Histoire de l’Immigration, Hommes & Migrations, consacre son numéro aux « Diasporas africaines et créativité » avec le portfolio de l’exposition.
    Enfin, un site internet dédié à l’exposition présente les intentions du commissariat ainsi que l’ensemble des œuvres du parcours. La parole est donnée aux artistes à travers de courtes vidéos diffusées sur le site.
    Cf. http://www.histoire-immigration.fr/ce-qui-s-oublie-et-ce-qui-reste

Cette exposition se rendra-t-elle ensuite au MACAAL à Marrakech afin que les marrakchis puissent la découvrir ?
MB : L’itinérance de l’exposition n’est pas prévue et si elle devait se faire elle serait forcément adaptée, car un tel projet est indissociable de son contexte de monstration.