The Cut, 2020 © Chahine Fellahi

Les fantômes de l’image photographique – Interview de Kais Aiouch et Chahine Fellahi

Dans le cadre de l’exposition « Je frotte mon langage contre l’autre » dans le cadre Dabaphoto 6 au 18 à Marrakech, nous partons à la rencontre du duo Chahine Fellahi et Kais Aiouch.
Un appel à projet nous a mis sur la trace de ces nouveaux regards qui arpentent le paysage et ré-inventent les fictions avec leurs appareils trouvés au fond d’un placard, échangés ou chinés dans les souks hebdomadaires et marchés de la seconde main.
Par la diversité des propositions, l’exposition souligne à quel point une pratique élargie de l’image, allant de la mise en scène au collage, du stop motion à la vidéo, ou encore à l’édition a pu transcender les générations et le territoire. Avec ce duo et cette interview nous revenons sur le caractère fantomatique de l’image photographique avec leurs cyanotypes, le pli et l’étreinte.

Pourriez-vous vous présenter et nous dire quelques mots sur votre duo (formation, où vous êtes basées, comment vous vous êtes rencontrés si cela est pertinent, par exemple si vous faites toutes vos œuvres ensembles ou seulement sur des projets) ?
Nous sommes des amis d’enfance et notre amitié s’est nouée autour d’une passion commune pour la photographie et le cinéma. Nous avons passé presque dix ans à l’étranger où chacun a étudié et travaillé : Chahine a étudié le cinéma et la philosophie au King’s College de Londres ; Kaïs est diplômé d’architecture de l’ENSA Paris-Malaquais. Malgré nos parcours très différents nous avons construit avec le temps un terrain de jeu commun qui est devenu la base de notre travail aujourd’hui. Ces dernières années, nous avons passé beaucoup de notre temps libre à explorer ensemble l’histoire des technologies des médias, à retracer la généalogie de la caméra, les ancêtres de l’optique, à expérimenter différentes méthodes allant de la Chronophotographie à la Camera Obscura. Au départ c’était vraiment la curiosité qui guidaient nos recherches et nos expérimentations, et puis petit à petit c’est devenu un peu comme un rituel pour nous deux. Notre pratique commune a évolué organiquement de ce terrain de jeu que nous nous sommes créés et qui continue à se nourrir aujourd’hui.

Pourriez-vous nous présenter chacun vos pratiques respectives et vos thèmes de prédilections ?
Chahine : Ma pratique s’articule autour de questionnements qui portent sur la nature de l’image photographique et ses enjeux sur le terrain de la perception. Qu’est ce qui dans l’image fait sens ? Comment l’image inscrit-elle la mémoire du sensible ? Comment l’image affecte-t-elle le corps de celui ou celle qui la regarde ? De ces questions découlent les dispositifs photographiques et filmiques que je mets en place. Mes travaux explorent les thèmes de la mémoire et de l’oubli, de l’imaginaire et de l’inconscient, du désir et de la violence, du rapport entre le regard et le pouvoir, l’humain et la machine, le corps et le paysage… Un sujet qui revient souvent est celui de l’image comme trace, comme témoin d’une mémoire matérielle. Celle-ci se situe à la marge du visible et de l’invisible, habitée par un sentiment d’inquiétante étrangeté, ce qui traverse à la fois mon travail sur le médium et le choix de mes sujets.
Kaïs : Ces dernières années j’ai particulièrement travaillé sur le thème de la ruine et sur la notion du sauvage. Mon approche de l’objet, qu’il s’agisse du bâtiment ou d’une pièce graphique, tourne autour de sa matérialité et de ses mécanismes de décomposition, mettant en rapport le lien ambigu qui existe entre matière inanimée et matière vivante. La mémoire est exprimée à travers la matérialité de l’objet, les traces tangibles de son vieillissement et la mutation constante de sa forme. Pour l’architecture comme pour la photographie ou la vidéo je cherche à explorer les qualités plastiques de la matière en décomposition pour mettre en avant les différentes temporalités qui la traversent. Je recherche dans mon travail un sentiment de constant inachèvement, un état de suspension donnant à l’œuvre une certaine étrangeté et créant un rapport d’altérité avec celui qui la regarde.

cynotype
Portrait Cyanotype, 2021
Portrait Cyanotype, 2021

Comment se passent vos collaborations ?
Nous avons souvent collaboré l’un et l’autre sur nos projets individuels donc notre pratique commune s’est développée assez naturellement. Dans notre processus créatif nous sommes plutôt complémentaires. Nous partageons un grand nombre d’intérêts conceptuels et esthétiques, mais chacun a une méthode de travail qui lui est propre : Chahine est généralement plus prolifique dans son approche, elle multiplie les questionnements autour de la pièce sur laquelle on travaille et apporte de nouveaux angles pour expérimenter. Kaïs a plus tendance à se concentrer sur une direction précise, à insister sur la méthode pour épuiser les essais sur la pièce. Notre approche se construit donc à deux voix, en instaurant un dialogue dans la production de l’œuvre jusqu’à parvenir à un point où l’objet nous parle en retour.
Dans les travaux qu’on a produit ensemble on explore les thèmes de l’intime, la mémoire, la tactilité de l’image, le geste… Il y a toujours une forme de rituel qui est associée à nos projets. Elle se manifeste à la fois à travers les techniques qu’on met en œuvre (les rituels de la photographie, de la chambre noire) mais aussi dans notre approche conceptuelle. Lorsqu’on se met à produire une pièce ou à faire des essais, on ne parle pas beaucoup. Les gestes se succèdent dans le silence, on travaille presque d’une seule main, et lorsqu’on arrive à un résultat on l’observe tous les deux, on échange quelques mots, puis on recommence.

Chahine, ton travail s’articule entre le digital et l’analogique, des œuvres plastiques mais aussi de plus en plus de vidéos, peux-tu nous présenter tes dernières vidéos, comme The Cut et Chergui ?
Ces dernières années je me suis penchée sur la dimension spectrale de l’image pour aborder les questions de la mémoire, de la trace et de l’archive. Je suis un jour tombée sur des images d’archives filmées par un industriel italien documentant ses voyages à travers le Maroc ; ces images sont devenues la base sur laquelle j’ai réalisé Chergui. J’ai été particulièrement frappée par les gestes fuyants des femmes filmées. Pour moi ces gestes trahissent la présence invasive de la caméra, inversant le rapport de pouvoir entre celui qui regarde et celles qui sont vues. Les images de Chergui ont été générées à travers de multiples mutations des images d’origine, une série de copies et d’erreurs. En accélérant la dégradation des images, j’ai cherché à rendre ces figures féminines insaisissables au regard. Dans The Cut (réalisé d’ailleurs en collaboration avec Kaïs), j’ai documenté le sacrifice du mouton. À travers cette vidéo, j’ai voulu faire appel à la dimension sacrée – ou mystique – de l’image filmique, tout en explorant l’atmosphère du rituel et le labeur qui y est associé, de la préparation au nettoyage du corps, en passant par l’égorgement de l’animal.
Dans ces deux vidéos, l’intégrité de l’image est remise en question. Le corps même du film est marqué de déformations, de déchirures et de griffures, au point où les contours des figures s’effacent et les frontières entre l’extérieur et l’intérieur de l’image disparaissent. C’est dans cette zone de flou, d’incertitude entre l’absence et la présence, le visible et l’invisible, le réel et l’imaginaire, que je situe – ou que je cherche – le spectre de l’image. Chergui et The Cut mettent en scène des rituels de mémoire qui invoquent ce spectre, une sorte d’image fantôme, ou “mort-vivante”.

© Chahine Fellahi
Chergui, 2019
© Chahine Fellahi

Kaïs, comment s’articule ton travail d’architecte et de photographe, ces pratiques sont-elles complètement dissociées ou se nourrissent-elles ?
Un certain nombre de ponts existent entre mes projets d’architecture et ma pratique photographique, mais ce n’est pas systématique. Ce lien se retrouve notamment dans mon approche matérielle de l’œuvre : je cherche souvent à explorer les qualités plastiques de la matière brute, que ce soit dans l’usage de matériaux dénudés en architecture ou par le travail sur la matière de l’image photographique, son épaisseur, son toucher. En ce qui concerne ma pratique architecturale, j’ai tendance à considérer le bâtiment comme un objet “autre”, à la fois inanimé et vivant car étudié dans le cadre d’une transformation constante. Le bâtiment vit donc il vieillit. Les mécanismes de vieillissement du bâtiment, voire de dégradation, sont souvent au cœur de mes projets, et les usages que j’imagine pour ces espaces s’inscrivent dans ce mécanisme de décomposition. Les recherches sur l’art auto-destructif effectuées par Gustav Metzger au cours des années 60 et les travaux du groupe SITE dans les années 70 ont beaucoup inspiré ma pratique architecturale et ont nourri mon intérêt pour la ruine.
Cet attrait pour l’œuvre inachevée se retrouve peut-être aussi dans ma pratique photographique. Les scènes que je cherche à capturer sont contenues dans un mouvement figé, un geste à peine démarré ou en cours de réalisation. Mes sujets sont souvent aliénés à travers le geste photographique ; ils sont traversés par une temporalité ambiguë, suspendue entre persistance et changement.

Book Photo, 2020
© Kais Aiouch
Ruine, 2019
© Kais Aiouch
Expérimentations Chronophotographie
Insomnia, 2017
Expérimentations Camera Obscura, 2018

Avec Dabaphoto, vous êtes exposés avec toute une jeune scène photographique marocaine ( née entre 1990 et 2000), qu’est-ce qui vous a particulièrement étonné ?
Ce qui nous a particulièrement étonné dans cette exposition c’est de constater la diversité des visions qui existe chez les différents artistes, à la fois dans les approches, les sujets, les choix de supports ou d’installation. Chaque artiste qui y est présenté est arrivé à la photographie par une trajectoire différente et se l’est appropriée d’une manière singulière. Pour nous Dabaphoto manifeste vraiment la richesse de la scène photographique émergente au Maroc. Ça a donc été très stimulant pour nous de découvrir cette diversité des œuvres présentées dans cette exposition. Une pièce qui nous a particulièrement marqué et intrigué est celle de Yassine Rachidi ! Son texte “Mabrouk l’aveugle” et l’installation qui l’accompagne déploie son univers poétique dans l’espace. Sa pièce nous a beaucoup touché, dans cette dynamique élégante entre mélancolie et absurde, sa proximité avec Mabrouk, son intimité avec le sujet. Yassine met ici en avant une dimension affective qui fait écho avec notre propre travail.

Dans le cadre de Dabaphoto, nous présentons votre travail avec deux séries réalisées en cyanotype. Pourquoi avoir choisi cette technique traditionnelle et en quoi consiste ces séries ?
Nous avons choisi de travailler avec l’impression cyanotype sur ces séries car le mode d’impression est lui-même marqué par un contact entre l’image et le support, entre la lumière et la solution. Notre intérêt pour de telles méthodes, qui peuvent être considérées comme obsolètes, est de questionner la nature même de l’image photographique en revenant à son mécanisme le plus “primitif” : celui du jeu de l’ombre et de la lumière. Dans les deux séries que nous présentons à Dabaphoto, Le Pli et l’Étreinte, nous explorons en particulier le caractère fantomatique de l’image photographique à travers le geste et l’empreinte. En s’inspirant du modèle de la chronophotographie nous avons cherché à décomposer le geste à travers le motif de la série. La transformation du geste est doublée par la transformation du médium : la figure féminine – femme-voile ou femme-arbre – qui hante les deux séries fait écho à la matière même de l’image photographique qui est marquée par une trace, une forme qui se dévoile et qui se révèle ou qui, à l’inverse, se retire et disparaît.

Cyanotype Letreinte, 2020
Cyanotype, Le Pli, 2020

Quels sont vos projets communs et distincts pour 2021 et 2022 ?
Nos projets pour l’année à venir sont principalement communs. Nous avons débuté le 24 mai une résidence avec l’Atelier de l’Observatoire. Nous travaillons ici sur la mémoire des plantes et des insectes dans la région de Bouskoura, près de Casablanca. Mettant en œuvre différents procédés photographiques pour documenter la mémoire du paysage périurbain, ce projet développe nos recherches autour de l’empreinte photographique comme trace d’une mémoire matérielle. Le travail issu de cette résidence sera exposé en Septembre dans le cadre du Musée collectif de Casablanca. Nous venons aussi de lancer le projet Kimiā, un collectif dédié aux pratiques expérimentales de la photographie, du cinéma et aux autres arts des médias. Nous cherchons à faire valoriser les modes de production d’image à petite échelle, les méthodes artisanales ainsi que les pratiques qui réinventent et qui se réapproprient les outils de création de l’image. Pour ce projet nous mettons en place un programme d’ateliers qui nous permet de partager des méthodes, techniques ainsi que des ressources autour de ces pratiques. En parallèle nous travaillons aussi sur la réalisation d’un court métrage, Aziza, dont la sortie est prévue pour 2022.

Workshop Kimia Photogrammes, Résidence Atelier de L’observatoire, Mai 2021
Résidence Atelier de L’observatoire, Mémoire des cactus, Mai 2021