Les maisons allemandes : expérimentations architecturales de l’Allemagne de l’Est à Zanzibar

Il y a quelque temps, deux de mes amis se sont rendus à Dar es-Salaam et ont ensuite poursuivi leur route vers Zanzibar. Zanzibar, cette île de l’océan Indien dont le nom même me fascine depuis ma jeunesse. Je peux faire remonter cette curiosité au moins en partie au roman homonyme d’Alfred Andersch, lu par la plupart des écoliers allemands et qui portait le titre magnifique mais trompeur Sansibar oder der letzte Grund (dans une traduction littérale : «Zanzibar ou la dernière raison»). Magnifique, parce qu’il était élégamment mystérieux tout en évoquant un désir ardent de l’inconnu. Trompeur, parce que l’histoire ne se joue pas sur une île exotique très éloignée, mais sur la côte sombre de la mer Baltique, et cela aussi pendant un automne hostile des années sombres de Hitler. Le jeune protagoniste du livre, simplement appelé « le garçon », n’aurait rien aimé de plus que de quitter son monde sans joie. Il aurait aimé se transformer en marin, monter à bord d’un navire et partir à l’aventure comme son idole, Huckleberry Finn, si seulement sa mère inquiète l’avait laissé partir. C’est ainsi que le lointain « Zanzibar » devient l’objet vague de sa sehnsucht – un endroit qu’il connaissait peu et sur lequel il ne fondait pas son imagination, sauf qu’il était certain que tout y serait mieux que sa vie ici (« pourquoi suis-je sur cette terre si je ne parviens pas à voir Zanzibar… « ).
Ainsi, moi aussi, j’en suis venu à attendre de la part de mes amis des histoires passionnantes de leur voyage à Zanzibar, des récits de toutes les choses merveilleuses qui se produisent quand on voyage loin. Mais ce qu’il m’ont raconté m’a laissé abasourdi : « Imaginez-vous, vous parcourez 7 000 kilomètres de Berlin à Zanzibar et que voyez-vous? Les immeubles de Plattenbau, comme en Allemagne de l’Est. » C’était une surprise encore plus grande pour l’ami qui racontait cette histoire, étant donné qu’il venait de l’ancienne République démocratique allemande (RDA) et avait passé son enfance au milieu de complexes de logements de style socialistes. Tout aussi étonné, j’ai commencé à approfondir cette histoire d’aventure architecturale.

© Christoph Montebelli
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Tout a commencé avec une révolution au milieu des années 1960. Zanzibar était dominée depuis des centaines d’années par une élite originaire d’Oman et restait aux mains d’une classe supérieure arabe après le retrait des Britanniques en 1963. Bien qu’elle fût une minorité démographique, cette élite avait réussi à remporter la victoire aux dernières élections précédant l’indépendance. Cependant, la majorité des habitants de Zanzibar se méfiait des dirigeants du pays. En fin de compte, un soulèvement de janvier 1964 a entraîné l’expulsion forcée d’une grande partie de la population d’origine arabe et indienne de l’île. Des milliers de personnes ont perdu la vie lors de ces événements. Abeid Amani Karume, dirigeant du parti Afro-Shirazi, est devenu président de l’Etat. Et Zanzibar, qui était jusque-là un sultanat, a été transformée en république populaire avec l’île voisine de Pemba.
C’est là que la RDA intervient. La République d’Allemagne de l’Est a saisi l’opportunité de s’associer à un jeune régime révolutionnaire et a offert son aide en échange d’une reconnaissance diplomatique. La guerre froide était à son apogée, le mur de Berlin n’avait pas encore trois ans, la crise des missiles cubains avait vu une résolution étroite deux ans auparavant et la doctrine Hallstein – qui imposait à la République fédérale d’Allemagne, plus grande et plus puissante, de rompre ses relations diplomatiques avec tout État ayant reconnu la RDA – était pleinement en vigueur. Cette doctrine rendait difficile pour la RDA, relativement petite, de trouver des amis en dehors du bloc de l’Est.

La RDA a toutefois réussi à Zanzibar. Karume a accepté volontiers l’offre de développement proposée par l’Allemagne de l’Est. Il avait en tête une rénovation à grande échelle et une reconstruction radicale de Ng’ambo, l’ancien quartier africain de la ville de Zanzibar. Karume voulait de larges boulevards et des maisons modernes pour un peuple moderne et libre.

© Christoph Montebelli
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Avant d’aboutir à un réaménagement à grande échelle, la RDA a mis en place un complexe pilote à ses propres frais, composé de 150 unités résidentielles et des installations de service telles qu’un centre commercial géré par l’État. La formation technique locale est également devenue une partie intégrante du projet, la jeune république ayant souffert d’une grave pénurie de travailleurs qualifiés après la révolution. Plattenbau est souvent le terme utilisé en référence à ce projet, probablement parce que la méthode de construction avec des éléments préfabriqués en est venue à illustrer le style de logement typique de la RDA. Les blocs pilotes hauts de quatre étages étaient en réalité construits avec des murs en briques brûlées à couches classiques. Les matériaux de construction ont été expédiés d’Europe à Zanzibar, tandis que la main-d’œuvre a été recrutée sur place. Les décorations intérieures importées de cette époque – des abat-jours aux meubles en passant par les poubelles rondes en acier qui étaient autrefois omniprésentes en Allemagne – sont toujours utilisées et évoquent avec un peu d’imagination l’atmosphère des années 1960 en RDA. Les « Maisons allemandes », ou Njumba za Wajerumani à Swahili, ont été achevées en 1966.

La RDA a également construit dans la zone rurale de Zanzibar alors que le président Karume souhaitait finalement étendre la vie moderne à travers l’île. Des volontaires de la «Brigade de l’amitié» du mouvement Jeunesse libre allemande FDJ ont construit des logements ainsi que des maisons unifamiliales et bi-familiales à Bambi, un village situé au cœur de l’île. Les habitants les plus âgés de Bambi se souviennent encore des Allemands et leurs saluent polis avec un Guten Abend et un wie geht ? Chaani et Makunduchi, au sud de Zanzibar, font également partie des projets ruraux.

Pour les volontaires et les techniciens de la RDA, cette mission en Afrique était une occasion rare de voyager dans le monde. Au plus fort de la mission, environ 1 000 citoyens de la RDA étaient présents à Zanzibar, qui comptait alors seulement 300 000 habitants. C’étaient des ressources sérieuses pour Zanzibar et la RDA. Mais les assistants n’étaient pas uniquement dédiés à la noble cause de la construction d’habitations ou du renforcement des capacités pour l’avenir. Le service secret allemand est « Stasi » aurait soutenu le gouvernement local pour la création d’une agence de sécurité de l’ Etat.
Les techniciens issus de RDA ont ensuite aidé au cœur des plans de modernisation urbaine de Karume : la reconstruction du quartier africain Ng’ambo, avec de larges boulevards bordés d’immeubles imposants, comme ceux qu’il avait vu lors de ses voyages dans les États frères d’Europe centrale et orientale. Deux artères principales devaient être construites et de croiser perpendiculairement au sommet du quartier surélevé de Michenzani. La cérémonie de pose de la première pierre a eu lieu en mai 1970. Les architectes de la RDA ont quitté un an plus tard l’île; il y avait eu des tensions croissantes entre eux et le président, qui intervenait régulièrement dans le projet et affirmait avec enthousiasme ses propres idées. En 1972, Karume a été assassiné au siège de son parti. Après sa mort, les activités de construction à Zanzibar ont considérablement diminué.

Le pari de la RDA a porté ses fruits puisque la république populaire de Karume est devenue le premier État africain à reconnaître la RDA. Quelques mois seulement après la révolution, en avril 1964, s’unissant au Tanganyika de Julius Nyerere, il créé ainsi le nouvel État de Tanzanie. Et Nyerere, pour sa part, afin de ne pas se faire aliéner l’Occident , a préféré gardé la RDA en attente jusqu’en 1972 avec des relations diplomatiques officielles.

© Christoph Montebelli
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La RDA a depuis cessé d’exister, mais les blocs construits sous son impulsion continuent de façonner l’esthétique de la ville de Zanzibar. Lors de l’atterrissage à l’aéroport, l’intersection longue de plusieurs kilomètres des « trains de Michenzani » est difficile à manquer. Leurs aspects modernes offrent un contraste architectural notoire avec les palais pittoresques de la vieille ville, classifiés au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Néanmoins, le temps et le climat ont laissé leur marque sur les bâtiments. Le plâtre jaune des « Maisons allemandes » est recouvert d’une couche de patine et s’effrite sur les bords. Les lumières et les sonnettes installées dans les années 1960 souvent ne fonctionnent plus. Les meubles de cette époque craquent et gémissent. Le centre commercial construit par les planificateurs de la RDA est fermé et la pression de l’eau dans les immeubles baisse déjà au deuxième étage. Les résidents doivent transporter de l’eau chez eux dans des bidons ou investir dans des réservoirs en plastique et des pompes électriques coûteux.

Néanmoins, beaucoup des résidents qui sont propriétaires ou louent ces maisons bon marché, ont peint leurs quatre murs dans des couleurs pastel vives, et les magasins et les stands de nourriture débordent de vie. Les enfants passent leur temps à jouer à la balle, les personnes âgées se rencontrent pour partager leurs histoires et les poules gloussent devant le linge en train de sécher. Un studio de remise en forme privé a ouvert ses portes à côté d’un atelier de réparation automobile et les mosquées des environs appellent à prier cinq fois par jour. Des familles chrétiennes vivent également dans les immeubles d’habitation – les cathédrales anglicane et catholique de Stone Town sont facilement accessibles à pied. Il y a une coexistence pacifique entre les religions. Ici, le soleil tropical du soir se reflète sur les façades, et les palmiers élancés bougent doucement dans le vent chaud. On peut entendre les voix des gens qui se sont rencontrés pour discuter ou regarder un match de football devant les bâtiments. En l’observant, on se demande si cela est, après tout, le rêve insaisissable de Zanzibar, celui du livre au titre magnifique, bien que trompeur ?

En rencontrant les habitants de Zanzibar, en leur rendant visite dans leurs modestes demeures, partageant un thé masala en écoutant leurs récits d’une vie pas si facile, on voit aussi leur « sehnsucht ». Parfois, ce désir est imprécis, parfois, il est lucide. En écoutant leurs rêves, qui sont souvent liés à des endroits lointaines dont ils n’ont que de vagues idées, on se rend compte que chaque personne a son pays lointain, son «Zanzibar».

© Christoph Montebelli
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À propos du projet

La série « Les maisons allemandes » fait partie d’un projet photographique plus vaste sur quatre quartiers de logements de masse en Afrique, en Amérique, en Asie et en Europe. Ces emplacements sont aussi une représentation plus générale de nombreux quartiers à travers le monde – Plattenbauviertel, cités HLM et council estates – qui ont été construits au cours de la seconde moitié du XXe siècle, généralement dans les périphéries urbaines, afin de résoudre les problèmes de logements.

L’intention initialement noble d’offrir un nouveau chez-soi à des dizaines de milliers de personnes, souvent reposant sur un socle de théories inscrites dans une perspective d’avenir, se révélait souvent utopique. Les techniques de construction et l’architecture, considérées comme avant-gardistes à l’époque, sont aujourd’hui souvent rejetées en raison de leur monotonie, de l’utilisation flagrante du béton et d’une inspiration trop brutaliste.

Nombre de ces quartiers sont également devenus des foyers sociaux et leurs habitants se sentent souvent marginalisés. Le présent projet photographique aborde ces lieux d’un point de vue strictement esthétique et personnel. Sans négliger les questions susmentionnées, il interroge le potentiel de ces quartiers et de leurs habitants, avec l’ambition de contribuer enfin au débat sur l’avenir de nos villes.
 

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