Les mémoires partagées – Interview de Maya Louhichi

J’ai découvert le travail de Maya Louhichi en tirant une carte postale au hasard dans l’installation Body Images pensée par Olfa Feki au Central Tunis dans le cadre de Jaou Photo, et j’ai petit à petit suivi le fil de son travail, entre photographie, écriture et vidéo. Maya Louhichi est une artiste franco-tunisienne, basée entre Marseille et Tunis. A travers cet échange, elle revient plus particulièrement sur la façon dont elle se sert des images (qu’elles soient des photographies ou des images d’archive) et du texte pour penser les notions d’absence, de mémoire et de mémoire intime.

Peux-tu nous présenter ton parcours, comment es-tu devenue une artiste visuelle ?
J’ai commencé la photographie de façon autodidacte il y a plusieurs années maintenant. Je faisais des reportages pour des évènements de danse sur Paris et sa région. J’ai progressé petit à petit grâce à la pratique sur le terrain, aux rencontres avec des professionnel.les et à des cours de photo. En parallèle, j’ai réalisé deux films documentaires en Tunisie et j’ai également été assistante réalisation. J’ai toujours baigné dans le milieu du cinéma, mon père était réalisateur. L’amour de l’image m’est venu assez tôt. A son décès, la photographie en tant que médium pour raconter, s’est donc naturellement imposée à moi, ainsi que l’expérimentation de collages et l’utilisation d’images d’archives. Différents stages et notamment l’accompagnement de Klavdij Sluban durant sa masterclass m’ont permis d’apprendre à construire un travail sur le long terme.

Il y a toujours ce dialogue entre photographie, vidéo et texte dans ton travail, peux-tu nous en dire plus ?
J’ai grandi au milieu des tournages de mon père, et j’ai toujours été sensible à l’image, qu’elle soit fixe ou en mouvement. Je dis souvent que mon premier amour est la photographie mais que le cinéma est toujours présent, d’une manière ou d’une autre. Jusque récemment, je pensais qu’il fallait choisir, mais en regardant le parcours d’autres artistes, j’ai compris qu’on pouvait faire ces allers-retours et faire dialoguer ensemble ces différents médiums. Le texte est apparu spontanément, il m’arrive d’écrire des lignes ou quelques poèmes, donc j’ai eu envie d’ajouter aussi un peu d’écriture. Je me nourris beaucoup d’images, de vidéos, de documentaires, de poésie et de réflexions dans mon quotidien. Ce dialogue est toujours présent en fait, et, je pense qu’il s’exprime inévitablement dans mon travail

Tu dis que 2018 a été un véritable tournant dans ton travail… Peux tu revenir sur la genèse de ta très belle série « Et dans la terre, je me souviens » ?  Comment s’est effectué ce travail de ré-appropriation des images d’archives de ton père, le cinéaste Taieb Louhichi ? 
2018 est l’année où mon père est décédé et ça a été un bouleversement sur tous les domaines de ma vie. J’ai eu envie de m’exprimer sur sa mort car c’était naturel pour moi et j’ai remarqué que ça restait un sujet tabou quand j’en parlais autour de moi. En fait, ça a été la suite de plusieurs rencontres : quand j’étais au Sénégal – ce pays était le pays de cœur de mon père – un couple de photographes m’a parlé des Rencontres d’Arles. J’ai par la suite fait un stage à Arles et le sujet que j’ai choisi était la représentation du deuil. Ça m’a permis de connaître plusieurs personnes dont Klavdij Sluban, qui m’a par la suite accompagné durant un an sur ce sujet. J’avais retrouvé beaucoup d’images d’archives de la Tunisie faites par mon père, qui sont des images de repérages pour ses films. Je les ai toutes numérisées et j’ai eu envie d’en faire quelque chose, de créer et d’inclure mon père comme collaborateur dans ce travail. On en revient au dialogue… Et comme on était très proches tous les deux, cette collaboration posthume est vraiment arrivée simplement, c’était une évidence.

© Maya Louhichi
© Maya Louhichi
© Maya Louhichi

Tu as participé au programme du collectif Contemporaines, ta marraine était Randa Maroufi, dont le travail mêle également cinéma et images fixes, qu’est ce que ces échanges ont fait évoluer dans ton travail ?
Le travail de Randa Maroufi est incroyable et le fait qu’elle soit ma marraine pour cette année également : c’était juste le match parfait. J’ai découvert son travail grâce à Contemporaines et c’est une artiste qui effectivement mêle différents médiums et approches dans son travail : vidéos, photos, installations, sons, performances… Echanger avec elle m’a permis notamment d’élargir mon horizon concernant la forme de mes travaux. Je m’intéresse aux installations et je cherche à avoir une approche plus vaste et moins cadrée dans l’utilisation des images et du son. Elle m’a également apporté son expérience dans la rédaction de dossiers (subventions, résidences, portfolio…). Je n’ai pas fait d’école photo et il y a toute cette partie qui m’échappait. J’ai appris à mieux présenter mon travail et à construire mes sujets grâce aux rencontres. Et Randa est une très belle rencontre et une artiste généreuse. Son parcours et sa manière de travailler, tout comme ses inspirations, me permettent d’envisager et d’imaginer de nouvelles façons de créer.

Le choix de la carte postale dans l’exposition Body images imaginée par Olfa Feki résonne particulièrement avec ta série Et dans la terre, je me souviens… Qu’est ce que cela a changé pour toi de penser cette série sous ce médium ?  Et de façon générale comment envisages-tu les différents supports que tu utilises pour montrer ton travail (édition ou vidéo…)?
Le format de la carte postale est similaire aux tirages que j’utilise quand j’édite mes photos et que je suis en train de construire un sujet. L’avantage de ce format est de pouvoir l’emmener facilement partout et d’être accessible.
Les tirages et le livre sont les supports auxquels je pense d’emblée. Actuellement je suis en train de réfléchir à d’autres supports, je suis très intéressée par les installations. L’image peut être projetée, imprimée sur une matière… mais je pense qu’il doit y avoir un sens, en tout cas un sens pour soi, et un choix fait consciemment.

© Maya Louhichi
© Maya Louhichi
© Maya Louhichi
© Maya Louhichi

Tu es franco-tunisienne (comme moi, une « hybride » entre deux rives !) : comment cela résonne pour toi de pouvoir montrer ton travail sur le continent africain, que ce soit à Tunis ou bientôt à Bamako ?
Bien sûr, exposer ce travail sur le continent africain, Tunis et bientôt Bamako, résonne énormément. Je suis très attachée à ce continent. Mon père est tunisien et c’était un panafricain reconnu. Montrer cette série à Bamako lors de la Biennale, c’est comme rester dans la continuité de sa transmission. Je suis ravie, et très heureuse d’exposer à Tunis, chez moi.

Quels sont tes projets en 2022/2023 ? 
Il y a le livre Et dans la terre, je me souviens  qui devrait sortir bientôt.
Je suis en train de finaliser un autre travail sur la mémoire traumatique, en rapport avec l’accident de voiture dont ont été victimes mes parents quand j’étais plus jeune et les conséquences de celui ci. Egalement un projet sur Mareth, le village natal de mon père. Il avait réalisé un film sur la saignée que représentait l’émigration sur sa région et je veux établir un état des lieux, 50 ans après. Un projet de film sur Taieb Louhichi est aussi en pourparlers.