Parler de nous – Interview de Laila Hida

Il y a des discussions et interviews qui nous touchent ! C’est parfois la force des images ou encore l’engagement des propos, et il y a des interviews qui nous font découvrir un autre pan d’une histoire partagée et que pourtant l’on connait si mal. C’est le cas de l’interview de Laila Hida, inclassable artiste et compagnonne de route d’Afrique in visu depuis 2012. A travers ses réponses, on entrevoit la multiplicité de sa pratique et comment d’une pratique photographique, les projets peuvent vous mener autant à la curation, à l’édition ou encore à la photographie vernaculaire.

Les lecteurs d’Afrique in visu ont découvert ton travail en 2012, avec ta série « industrielle ». Une série très différente de ta pratique autour de l’image aujourd’hui. Peux-tu nous parler de son évolution et de ton rapport au temps si important aujourd’hui ?

Je l’avais presque oublié ! J’ai en tête un très grand tirage qu’avait produit et présenté Mehdi Hadj Khalifa dans le cadre de Mastermind en 2012 justement et qui est l’un des tout premiers projets que je montre. Ce qui s’est passé depuis ce temps c’est que je n’ai cessé d’expérimenter différentes formes de pratiques photographique qui me rapprochaient petit à petit de mon travail actuel, qui à mon sens, est l’aboutissement d’un processus où le regard vers l’extérieur se tourne vers l’intérieur, sûrement par nécessité d’aborder des questions plus intimes et donc plus universelles.
Cette série dont tu parles, avec le temps, je la vois comme une exploration d’un Maroc que je redécouvre après être partie 10 ans. Entre 2001 et 2011 ce sont 10 années charnières dans notre histoire contemporaine. C’est la promesse, l’utopie d’un pays en pleine croissance avec des industries qui se développent partout dans et autour des grandes villes. Une vitrine du développement que j’avais sublimée en travaillant sur des couleurs vives et des tirages en très grands formats.
Cette utopie devait amener avec elle l’espoir de l’emploi et de l’amélioration des conditions sociales mais je crois que nous sommes toujours dans l’utopie. Encore plus aujourd’hui.
Par contre, mon travail est passé progressivement de l’impact de l’extérieur sur nos vies, nos trajectoires et nos perspectives vers l’empreinte de l’intérieur sur nos choix, nos états d’âme, nos rêves et donc notre rapport au monde. Aujourd’hui, je m’intéresse plutôt aux individus qui composent cette société en commençant par moi.

© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida

En 2012, c’est aussi le début de ton retour au Maroc et le temps où émerge le projet LE 18, un projet artistique à part entière. Peux-tu nous en parler ?

Comme encore aujourd’hui la plupart de mon temps y est dédié, je continue de le considérer comme un projet personnel, sinon je ne pourrais pas accepter qu’il me prenne autant de temps et parfois le dessus sur d’autres projets. Cela ne signifie pas qu’il m’appartient ou que je suis seule à décider de ce qu’il doit être, mais c’est le rapport que j’entretiens avec LE 18. Je n’ai toujours pas réglé cette histoire de savoir si oui ou non je peux y déployer mon travail personnel photographique. Je n’arrive pas à faire se rencontrer les deux. En tout cas LE 18 est un merveilleux espace pour démarrer les conversations qui peuvent donner lieu a des projets dans l’espace ou ailleurs. Et lorsque j’y opère par la programmation ou par le commissariat c’est autant de pratiques qui nourrissent le reste de mon travail. Cette opportunité incroyable d’avoir un accès privilégié au travail des autres et de pouvoir les accompagner ou simplement être en conversation avec des artistes ou des membres de l’équipe, je ne pense pas pouvoir m’en passer même si par moment tout cela me submerge.
LE 18 aujourd’hui parle de lui même, il suffit d’aller sur la plateforme pour comprendre très vite la diversité et l’hétérogénéité de la proposition et des visions. C’est un lieu protéiforme qui a la capacité d’être traversé par des projets très divers dans leur écriture et leur format.
Je ne le vois plus du tout comme l’artist run space dont on parlait au départ mais plutôt comme un petit centre culturel.

Depuis plusieurs années, tu mène un travail qui s’intitule « Everything is temporary », comme une sorte de journal intime/ album de vie. Peux tu nous raconter ce projet et la forme de restitution à travers lequel tu l’imagine  ?

C’est un peu ça. Journal intime, ou « extime » pour reprendre le terme de Michel Tournier. En tout cas il y a dedans beaucoup de moi qui regarde le monde et aussi de moi qui me regarde. Puis il y a moi qui essaie de faire ce projet de livre mais qui n’y arrive pas parce ce qu’à différents moments du processus quelque chose est venue ralentir ou stopper son avancement depuis 2015.
Bien entendu, ce ne sont que des prétextes pour ne pas aller au bout de cette histoire romantique. Car le livre parle aussi d’amour et de rupture. J’ai avec ce projet une relation viscérale et problématique car il touche à quelques unes des questions qui n’ont pas de réponses. J’y questionne aussi mon rapport à la photographie donc à l’écriture, par l’image, par les mots ou par le silence.

Extrait : « Ce livre, sous forme de notes et de collecte photographique et textuelle, a fait de nombreux aller retour entre le présent et l’oubli, passant d’un dossier à l’autre, de la corbeille au bureau et ainsi de suite, comme un désir non-assumé. Un refuge entre la vie réelle et mes divagations quotidiennes. Un refuge agréable, sensible et protecteur. Le repère nébuleux de ma psyché. Ce projet aurait pu rester la, dans le document Word, comme un secret tandis que je ne cesse d’en parler autour de moi pour me donner le courage de le finir et honorer les attentes de mes amis, malgré mes appréhensions. Peurs fondamentales qui se trouvent à l’endroit où l’intime s’apprête à confronter l’extérieur et se révéler dans une hésitation maladive. Hésitation, elle même alimentée par le vertige des allers retours entre ordre et chaos que ce livre essaie de contenir. »

Ce qu’on trouve dans ce livre à paraître ce sont des fictions à partir de la photographie que je fais de ma vie de tous les jours. Je mélange le puzzle et j’essaie de le remonter.

Pour sa forme, je crois qu’elle est déjà là. Ce sont des fragments du projet en cours, sous forme d’interviews, de conversations, d’expositions (de fragments). Je crois qu’une plateforme pourrait voir le jour pour mettre ensemble tout ça. Je pensais que le livre était un aboutissement, qu’il ferait de l’ordre dans le chantier, mais je crois que ce ne sera qu’une partie, un autre fragment à partir duquel je pourrai déployer d’autres propositions.
Toujours dans cette démarche de questionner le statut de chacun et d’inverser les rôles (que j’adopte souvent dans les projets), j’invite le curateur à exposer son interprétation de « Everything is temporary ». Hicham Bouzid de Think Tanger sera probablement le premier à en donner une version sur une exposition qui aura lieu au mois de mai à Marrakech en marge de Dabaphoto 6.

© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida
© Laila Hida

Ce travail autour de ta pratique de la photographie vernaculaire, t’a amené récemment à penser un projet collaboratif intitulé « About us » que tu as mené avec les mamans de Dar Bellarj, peux tu nous raconter la genèse de ce projet, son évolution et sa restitution ?

Un peu comme « Everything is temporary », « About us » parle de nous, les individus, qui composons des groupes, des couples, des familles, des sociétés. Ce projet s’intéresse à l’album de famille de onze femmes avec lesquels j’ai travaillé sur plusieurs ateliers durant l’année 2019. Nous n’avons produit aucune image, mais plutôt activé les souvenirs en dépoussiérant de vieux album et en prenant le temps de regarder les détails dans les photos de chacune. Nous avons parlé des histoires de familles, de rituels, de cérémonies, de moments heureux ou tristes. Nous avons tous en commun au delà de nos parcours, nos origines, et notre appartenance socio-culturel, une même façon de ressentir la manifestation du temps quand on prend le temps de regarder les photos. Une même façon de nous émerveiller face au changement. Ce travail sur la photographie permet aussi de se questionner sur des sujets que nous avons du mal à formuler comme le temps ou la mort par exemple. Ce qui m’intéressais au départ était de comprendre comment et pourquoi on garde cette archive en premier lieu ? Pourquoi réactiver le souvenir à l’infini, comment se re-raconter et se réapproprier son histoire ? Que raconte de nous notre rapport au passé et à l’archive ? Comment nos modes de vie, nos habitudes et nos rituels ont transformé notre usage de la photographie et de l’image ?
« About us » est une étape dans la tentative d’appréhender la question de l’archive, sa fonction et sa valeur.
A côté de cela, dans cette première phase, il y avait aussi une dimension du travail et de la réflexion collective. Avec les mamans douées de Dar Bellarj mais aussi avec Noureddine Ezarraf qui est artiste et qui aborde dans ses projets la question de la documentation sous divers formes. Il a amené une dimension plus contextuelle et documentaire grâce à sa collection de journaux Lamalif, journal économique et culturel parut entre les années 60 et 80 dans lequel on retrouve des articles de Fatema Mernissi qui parle sous différents aspects de la femme dans la société marocaine. Nous avons aussi menés avec Noureddine une série d’interviews avec les femmes car nous voulions produire un journal qui serait un fragment de l’exposition et qui prolongerait en quelque sorte l’idée que le personnel est politique. La question qu’on pourrait se poser est pourquoi exposer des photos d’album de famille ? Et pourquoi pas ? Les anonymes sont et font l’histoire de ce pays. « About us » en darija est traduit par « Qui sommes nous ? ». Je voulais que cette exposition fasse écho chez le visiteur qui se poserait cette même question, en faisant appel à sa mémoire ou en créant une nouvelle fiction.
Dans le journal que peuvent emporter les visiteurs on trouve des retranscriptions de conversations avec les femmes, des textes personnels ou des textes qui parlent de l’image, d’une image, d’une histoire vécue.

© Laila Hida courtesy de Zahra El Khiraoui
« About us »
© Laila Hida
« About us »
© Laila Hida courtesy de Fatima Naaoui
« About us »
© Laila Hida
« About us »
© Laila Hida courtesy de Nezha Koudou
« About us »
© Laila Hida
« About us »
© Laila Hida courtesy de Amina Bouibrine
« About us »

Il y a aussi le projet Boulevard de la résistance que tu mènes autour des mutations et fractures de la ville de Marrakech où tu habites. Un projet encore très différent par sa forme, montrant comment tu repenses ton esthétique et approche pour chacun des projets, peux-tu nous en parler ?

Dans « Boulevard de la résistance », je crois que je suis dans cette démarche de départ d’observer les transformations et les mutations de la ville et de la société en commençant par ce qui m’entoure et qui est géographiquement proche. Un sujet en particulier revient de plus en plus souvent dans mes propositions et celui de notre rapport à l’autre et de fait je voulais questionner l’impacte du tourisme sur le mode de vie des gens et sur les interactions sociales. Notamment à Marrakech où je vis depuis 10 ans et dont l’économie du tourisme est après l’artisanat la plus importante. D’un côté, cela a permis de prendre conscience du capital patrimonial de la ville et de faire un effort de préservation des sites historiques mais aussi immatériel et de l’autre cela bouscule l’équilibre des écosystèmes de la ville et produit des formes de gentrification en plus de creuser des tranchées économiques et culturels entre les gens. Ceci est visible simplement en passant d’un quartier à un autre de la médina.
Dans « Boulevard de la résistance » j’évoque ces fractures au travers de différents axes et celui sur lequel je me suis surtout focalisé pour le moment est le projet intitulé « Faux Guides » que je mène avec l’architecte et chercheuse Flore Grassiot qui questionne justement ce rapport de méfiance et défiance, de tension et de ressentiment qui nait lorsqu’il existe un déséquilibre. Nous n’avons pas l’ambition ni la vocation de trouver des solutions mais de mettre en lumière les préjugés et les « à priori », que nous portons les uns et les autres par notre ignorance et l’aveuglement que peut parfois amener la course au développement à l’occidental. Des fractures systémiques s’opèrent dans la société et affectent profondément les relations et les interactions sociales et c’est un danger qui guettent lorsque certains se sentent en marge, inconsidérés voir méprisés dans leur société.
« Faux Guides » a pour l’instant fait l’objet d’une série d’interviews, d’interventions et d’un article qui interroge l’idée que chacun se fait de ce phénomène né de l’industrie du tourisme. Car « Faux Guides » n’est pas juste celui qui usurpe la profession du guide officiel mais potentiellement n’importe quel habitant local qui se balade dans la ville avec un étranger sans autorisation. Avant que la pandémie ne mette un frein à nos projets, nous avions l’envie de produire une édition qui reprendrait les notions de détournement, d’intelligence intuitive, de système D, de débrouille des économies informels. Nous sommes toujours à la recherche du bon format.

© Laila Hida
« Faux Guides »
© Laila Hida
« Faux Guides »
© Laila Hida
© Laila Hida

Et dans les mois à venir ?

Là, je pars donner un atelier à l’école des Beaux Arts de Tétouan. Je suis toute excitée car je vais quitter Marrakech un petit peu pour le Nord du Maroc et surtout Tetouan qui m’évoque quelques souvenirs de mon enfance.
Après cela je rentre à Marrakech préparer la prochaine édition de Dabaphoto qui ouvrira à la fin du mois de mars. Cette 6eme édition est dédié à l’argentique et aux techniques traditionnels à travers une exposition collective et série de programme public entre mars et juin. Un cycle dont je fais le commissariat avec Jeanne Mercier.
Et enfin si tout va bien « Everything is temporary » sortira cette année☺