Sisi Barra

Introduction contextuelle du projet de série documentaire : Sisi Barra (travail de la fumée)

**Des enclaves de récits cachés

Les fabriques de charbon de bois de San Pédro sont des enclaves de récits cachés…S’il est une réalité d’extrême précarité révélant un des aspects peu connus des inégalités sociales (voire de genre) de la société ivoirienne aujourd’hui, ce sont bien les défis et réalités des Charbonnières de San Pédro…

San Pédro est une ville de la Côte d’ivoire située au Sud-Ouest du pays, à environ 300 km de la capitale économique, Abidjan. Cette région forestière est spécialisée dans le commerce du bois. Le charbon de bois est fabriqué à partir de chutes de bois laissées par les grandes entreprises qui exportent et exploitent le bois.

Conçu afin de lever le voile sur le quotidien harassant, dans un environnement hostile, de ces invisibles qui récupèrent ces copeaux abandonnés par les grandes entreprises, le projet Sisi Barra consiste en une série de 15 photographies témoignant chacune d’une histoire (1) d’exploitation économique de femmes pour des salaires de misère, (2) de stigmatisation et de violence multidimensionnelle mais aussi de (3) stratégie de coping[[Lazarus et Folkman (1984) définissent le coping comme l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux déployés pour gérer des exigences spécifiques internes et/ou externes pour faire face à des situations traumatiques. Ils identifient trois types de stratégies : le coping centré sur le problème, qui vise à réduire les exigences de la situation ou à augmenter ses propres ressources pour mieux y faire face; le coping centré sur l’émotion, qui comprend les tentatives pour réguler les tensions émotionnelles induites par la situation; et le coping centré sur le soutien social, qui consiste à obtenir la sympathie et l’aide d’autrui.]]
Le projet est sensibilisateur dans la mesure où il entend éveiller les consciences sur les injustices sociales et disparités de genre mais aussi sur les défis pluriels des Charbonnières de San Pédro. L’idée germa également dans mon esprit, au contact de ces résilientes, de leur permettre d’insuffler leurs récits de vie au delà des fabriques de charbon; répondant ainsi à un processus à visée d’empowerment qui leur permettra également de passer de parias de la société à celles qui nous reprennent du pouvoir sur leur vie et leur histoire.

© Joana Choumali
© Joana Choumali

Apartes © Joana Choumali
Apartes © Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

**Une problématique multidimensionnelle

Le projet Sisi Barra met en lumière une problématique sociale multidimensionnelle; il est le résultat d’une interaction complexe de facteurs d’oppressions socioculturelles et d’oppressions systémiques qui constitue une violence plurielle.

Si nous devions effectuer une analyse globale, la vulnérabilité des charbonnières parce qu’elles sont des femmes (de par leur genre) : leur faible niveau d’éducation, les violences de genre qu’elles ont pour la plupart subies ( violences conjugales, grossesses précoces, mariages de mineures, dépossession par du racket de la part des autorités locales, agressions sexuelles, etc.) ; les troubles de santé externalisés, conséquence de l’absorption de fumée (maladies respiratoires et pulmonaires telles que les bronchites, les pneumopathies, l’asthme et certaines maladies oculaires) et probablement internalisés (angoisse, dépression, banalisation de la violence voire déni, etc.) ainsi que la transmission d’une profession précaire comme aspiration professionnelle à leurs filles sont également des facteurs de risque qui participent à la construction de la problématique. Autant dire également, que notre sujet ne soulève pas seulement le travail dangereux de ces femmes mais indirectement la question du travail des enfants. Dans ce bout de terre oubliée, nous constatons également l’absence totale de scolarisation des enfants et la quasi-inexistance de services de santé.

Sur la base de mes constats lors de mes discussions avec le public-cible, corroborés par l’article du journaliste Jacob Djossou, Pour survivre à San Pédro des femmes vont au charbon[[Article disponible et consultable à www.alerte-info.net/alerte_details.php?f=2503]] (2012), nous pouvons également ajouter aux enjeux déjà précités, la faible rentabilité du commerce de charbon de bois. En effet, à l’instar des rackets par les autorités locales, les bénéfices sur la vente amassés par les charbonnières sont généralement minimes. De plus, les intempéries climatiques (pluies, vents violents) et les imprévus ont souvent de lourdes conséquences sur le commerce.

L’exploitation de la main d’œuvre féminine en lumière et… stigmatisation
Les normes sexospécifiques dictent le rôle des femmes et des hommes et leurs opportunités quant au type de travail, surtout dans le milieu rural (Organisation Internationale du Travail, 2014). Les femmes des milieux ruraux, notamment, le public-cible du projet, subissent le lourd fardeau de l’accès limité aux ressources productives, à l’éducation, et de normes sociales leur attribuant certaines formes de travail les plus ingrats qui tendent à les confiner à un statut professionnel inférieur, « au bas de l’échelle » comme l’affirment certaines; où les perspectives d’avenirs pour les plus jeunes sont réduites, perpétuant ainsi l’infériorité de leur statut.

Autre variable, non négligeable, le boom économique combiné au creusement des inégalités sociales indique un marché d’emploi qui, se féminisant, croît en activité et en arbitraire, sans protection (assurance aucune). Exploitation économique… puisque produisant du charbon pour les chaumières nationales et ce, à salaires de misère; Oppression systémique[[L’oppression est le mauvais traitement ou la discrimination systématique d’un groupe social avec le soutien des structures de la société oppressive]]…puisque stigmatisées en raison de leurs aspects (Cheveux hérissés et visage noirci par le charbon), de leur besogne jugée indigne qui éloigne les regards des plus nantis… et pourtant, le constat de l’inhabilité de l’État à rétablir cette disparité voire injustice sociale (disparité sociale parmi tant d’autre) est criante.

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

**Émotions palpables et Endurance inouïe

Les photographies montrent des femmes tout âge confondus, des adolescentes et des fillettes travaillant 7 jours/7, dans un environnement aride, d’une chaleur extrême, côtoyant fumée et poussière, près de fours géants recouverts de copeaux de bois. Aux images de vie de groupe (femmes en action au travail), de paysages (environnement aride et hostile) et de milieu de vie (habitats de fortune), s’ajoutent des portraits de femmes ou d’adolescentes aux regards tellement porteurs d’émotions que la personne qui les regarde se sent comme une intruse. La douleur des femmes est palpable. En défiant de leurs regards notre objectif, ces femmes se veulent des symboles de la vie quotidienne de nombreuses invisibles, de femme-courage… Tel un photoreportage, chaque image raconte une histoire d’endurance, de résignation et d’oppression.

**Lorsqu’il est question d’art militant…

Comme proposé par la Fondation Magnum, je pense par ce sujet répondre à « l’amélioration de l’humanité à travers une présentation imagée de thèmes humanitaires incluant l’injustice sociale (…) »
En tant que photographe, mon intérêt se porte vers les conditions de travail précaires et invisibles au reste de la société, des femmes et des filles Charbonnières de San Pédro, et au lien étroit entre cette problématique et leurs perceptions d’elles-mêmes, leur stratégies d’ajustement et les inégalités sociales en Côte d’ivoire; mais aussi aux impacts lourds et nocifs que cette réalité a sur la trajectoire des jeunes, notamment des jeunes filles.


Post-Scriptum[[Nouvelles tirée de EqualTimes :
http://www.equaltimes.org/les-femmes-sud-africaines-montent?lang=fr#.VRXi-ZOG-tc]] : Cette thématique, indirectement, met en lumière les dégâts multiples de l’industrie charbonnière : aussi bien l’exploitation des plus vulnérables mais permettra d’ouvrir une question environnementale.
Car en effet, c’est aussi le charbon qui contribue de la façon la plus significative au réchauffement climatique et à la destruction de notre planète.
En janvier dernier, plus de 50 militantes sud-africaines se mobilisaient, pour prendre position contre les géants du charbon.
Le charbon est le combustible fossile qui affiche actuellement la croissance la plus rapide et est, à lui seul, le principal émetteur de carbone (40%) responsable du réchauffement climatique.

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
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Pourquoi « Sissi Barra »?

En 2011, j’allais à San Pédro pour une commande de reportage. Je suis passée devant cet endroit à l’entrée de la ville, une étendue immense de sol noir comme du charbon et des centaines de personnes qui s’affairaient autour de foyers enfumés. J’ai ensuite remarqué qu’il y avait surtout des femmes. Le contraste entre la dureté du lieu et la présence de ces femmes, ces adolescentes et ces fillettes m’a intriguée. J’ai eu envie d’en savoir plus. J’ai donc fait des recherches et trouvé des contacts qui m’ont permis d’entrer dans ce milieu très fermé. J’ai effectué plusieurs voyages en 3 ans. Au début, ce travail était exclusivement masculin.. les femmes ont commencé à s’y intéresser après que Makandjé, la doyenne de ces femmes, et Présidente de l’Association des productrices de charbon du Parc du Pont, ose s’aventurer dans ce domaine. Elle a d’abord commencé en assistant des producteurs, puis elle a commencé son propre four à charbon. Aujourd’hui, elle a aidé des centaines de femmes à faire comme elle, et l’activité est devenue féminine. C’est un travail harassant, dans un milieu hostile… Certaines femmes sont veuves, ou on été répudiées…elles sont sans qualification, et n’ont d’autre choix que de commencer très jeunes à travailler sur ce champ pour survivre.
J’ai d’abord fait un voyage pour prendre contact avec la communauté du Parc du pont à san Pédro. J’ai découvert qu’il y avait 3 Sites principaux a San pedro , et j’ai choisi de travailler sur les 3 sites,/communautés. Lors de la prise de contact, j’ai présenté mon idée aux femmes via leur porte parole.. puis nous avons fait une série de portraits que je leur ai offert au séjour suivant.
Au début, il y avait énormément de méfiance car beaucoup évoquaient le fait que plusieurs photographes étaient venus leur faire des photos et n’étaient jamais revenus par la suite. Il a fallu du temps pour que la confiance s’installe.
Je passais mes journées avec elles sur le lieu de travail, en faisant un focus sur 4 femmes aux profils différents : Makandjé, 57 « la pionnière » Awa « la porte parole » 42, Habiba,42 « l’ambitieuse » et MaI 16 « la future mariée » différentes générations et différentes aspirations.
J’ai l’intention de montrer ce travail dans une exposition en Côte d’Ivoire en 2017. J’espère que les publications attireront l’attention d’une ONG qui aiderait les femmes de Sissi Barra à avoir un meilleur mode de vie.

Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

© Joana Choumali
© Joana Choumali

Parc du pont © Joana Choumali
Parc du pont © Joana Choumali

Rainy season © Joana Choumali
Rainy season © Joana Choumali