The Eyes # 12, B-Side Photographie afropéenne – Interview de Johny Pitts

Le magazine The Eyes n’est plus à présenter. C’est sa nouvelle ligne éditoriale qui nous amène à parler son dernier numéro : The Eyes # 12, B-Side. Après un excellent numéro intitulé « Transgalactique » avec le commissaire invité, l’artiste Smith, ce numéro poursuit cette idée de questionner les phénomènes sociétaux et culturels à travers le prisme de la photographie en donnant carte blanche à des experts directement concernés par le sujet. Cette fois-ci le curateur invité est l’écrivain et photographe britannique Johny Pitts reconnu pour son livre Afropean : Notes from Black Europe (Penguin Random House, 2020). Dans ce numéro, il s’agit donc d’une exploration visuelle de ce que signifie être Afropéen, c’est-à-dire à la fois noir et européen, on trouve à la fois des photographies historiques mais aussi une très bonne sélection de photographes contemporains de différents pays et générations qui explorent cette question, comme James Barnor, Mohamed Bourouissa, Sofia Yala Rodrigues, Délio Jasse, Maud Sulter, Marvin Bonheur
Pour comprendre comment a été pensé ce numéro spécial , Johny Pitts s’est prêté au jeu de l’interview.

Couverture © Rémy Bourdeau, Design par Sarah Boris studio – The Eyes Publishing.

Bonjour Johny, pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous avez commencé la photographie ?
Je suis né à Sheffield, pendant les années Thatcher, alors que la ville passait du statut de ville industrielle à celui de ville postindustrielle, avec une nouvelle orientation vers les loisirs et le commerce de détail. Les audacieux plans modernistes de l’après-guerre, aux tendances socialistes, ont été supplantés par des non-lieux – des centres commerciaux et des centres de loisirs. Il fallait de l’argent pour pénétrer dans ces nouveaux espaces, si bien que l’on retrouvait très souvent la communauté noire habitant les anciens domaines brutalistes désormais démodés, créant des shebeens, des soirées blues et des festivals de rue illégaux dans ces labyrinthes de béton – une culture forgée à partir de rebuts. C’était beau, à sa façon – une lutte rendue vivable. Cependant, lorsque j’ai eu 25 ans, la plupart des espaces qui contenaient ce pan officieux de la vie noire à Sheffield avaient été démolis ou s’étaient embourgeoisés, en laissant peu de preuves de leur existence. J’ai donc commencé à prendre des photos par paranoïa, vraiment. Pour me souvenir. Pour documenter les espaces que j’appréciais, en tant qu’enfant noir de la classe ouvrière de Sheffield, alors que personne d’autre ne semblait le faire. Je considère mes photographies comme des preuves documentaires.

Votre rapport à l’image est-il lié à votre travail d’écriture ?
Que j’utilise un stylo ou un appareil photo, c’est le même esprit qui m’anime : créer une atmosphère, essayer de montrer comment les choses se sentent plutôt que de les regarder. Donc oui, même chose, outil différent. Je ne crois pas qu’une photographie vaille 1000 mots. En tout cas, pas les photographies que j’aime. Pour moi, une photographie ressemble davantage à un haïku ; quelques mots seulement, chargés de mille possibilités.

Aujourd’hui vous partagez votre vie entre la photographie et l’écriture, pouvez-vous nous parler de votre travail autour de l’image ?
Tout commence par un sentiment. Ensuite, ce sentiment, si j’ai de la chance, se traduit par une idée, une prémisse. À ce stade, je dois décider de la meilleure façon d’articuler cette idée. Parfois, cela prend la forme d’un essai photographique, d’autres fois d’un écrit, et parfois même d’un morceau de musique – j’étais dans un groupe il y a quelques années et nous collaborons toujours sur des projets créatifs. Donc pour moi, il s’agit vraiment d’essayer de capturer ce sentiment, cette intuition, de la meilleure façon possible. La photographie est formidable parce qu’elle peut être ambivalente, parce qu’elle fonctionne à l’intuition. Parfois, les mots peuvent tuer une idée parce qu’ils sont souvent trop littéraux. À d’autres moments, certaines choses doivent être dites très clairement. Roy Decarava a dit un jour que ce qui reliait tous les grands photographes était leur « désir ». J’ai trouvé cette idée étrangement simple et pourtant convaincante. La plupart de mes photographies sont le fruit d’une obsession, d’une idée qui me dépasse et me submerge. C’est peut-être là où Decarava voulait en venir !

© Johny Pitts, Peckham Road, Union Jack Cap, Peckham High Street, 2021
© Johny Pitts, Another Kind of Life, Barbican, 2018
© Johny Pitts, New Europe, Baker Street Station, London, 2013 (from the series “Afropean”)

Vous avez commencé un travail intitulé « Afropéen, notes d’Europe noire », initialement par un essai. Pouvez-vous nous raconter la genèse du projet et de ce mot ?
Le mot « désir » est tout à fait approprié pour ce projet. Je me sentais culturellement à la dérive dans un pays qui glissait politiquement vers la droite après la crise financière de 2008. C’était la première fois dans ma vie d’adulte que le tapis était complètement balayé sous mes pieds. Le 11 septembre a été la première d’une série de crises qui ont semblé mettre fin à un certain sentiment de stabilité politique après la chute du communisme, et définir la disjonction que nous avons connue jusqu’à présent au XXIe siècle. Mais de mon point de vue limité, je n’ai vraiment commencé à remarquer que tout s’écroulait qu’après la crise de 2008. Lorsque les gens ont moins d’argent, il y a toujours une montée du racisme. Ayant grandi dans la Grande-Bretagne de Tony Blair, j’ai été élevé en me considérant comme un Européen. Lorsque les deux notions qui me tenaient ensemble, la « Grande-Bretagne noire » et la « Grande-Bretagne de l’UE », ont commencé à s’effilocher, j’ai dû trouver un moyen différent, en dehors de l’administration, pour rassembler mes allégeances culturelles d’une manière ou d’une autre. Afropean m’a offert un moyen de le faire – il a capturé mon désir de relier mes allégeances culturelles. Ce n’était qu’un mot, mais les mots peuvent évoquer des portails vers de nouveaux endroits.

Actuellement, on vous retrouve en tant qu’invité du magazine The Eyes avec un numéro intitulé « B-side », comment est né ce projet ?
C’est à la suite de la lecture de mon livre Afropean : Notes from Black Europe que Taous Dahmani, Véronique Prugnaud et Vincent Marcilhacy m’ont invité comme curateur pour du prochain numéro The Eyes. Ils voulaient que j’utilise Afropean comme thème pour le magazine, mais mon livre m’a pris près de sept ans à écrire, et comme il a été publié en anglais en 2019, puis en allemand en 2020, puis en français et en italien en 2021, j’en parlais non-stop depuis 2 ans lorsqu’ils m’ont approchée. La fin de chaque livre n’est pas une arrivée mais plutôt un départ, donc quand j’ai parlé avec l’équipe de the Eyes , j’ai exprimé mon désir de travailler avec le terme afropéen mais seulement dans la mesure où il me menait maintenant – je voulais le faire avancer. C’est là qu’est apparue la notion de « face B ». Elle offrait un cadre théorique qui sous-tendait l’humeur d’Afropean, mais qui l’élargissait également. La face B, le récit non officiel, juste sous la surface de la version officielle brillante. J’ai été très impressionné par la façon dont Taous, Vincent, Véronique, Antonella et notre designer, Sarah Boris, ont tous voulu m’accompagner dans ce voyage B-Side, et ils ont tous enrichi, encouragé, défié et guidé le travail.

Eddie Otchere, Blackstar, New York 1998

Johny Pitts, Peckham Road, Union Jack Cap, Peckham High Street, 2021
Playlist Afropéenne de Johny Pitts, design par Sarah Boris studio _ The Eyes Publishing
Patrice Félix-Tchicaya, Revue Noire N°20, Paris Noir
Tabita Rezaire, courtesy of Goodman Gallery, Sorry For, 2015

Plusieurs photographes qui explorent la question de l’identité afropéenne ont été invités. On retrouve plusieurs photographes que nous avons publiés sur Afrique in visu, Mohamed Bourouissa, Sofia Yala Rodrigues, James Barnor. Comment ces invitations ont-elles été faites et comment cette collaboration a-t-elle été imaginée ?
Pour être honnête, je voulais commencer par deux photographes centraux – Liz Johnson Artur et Eddie Otchere – et ensuite trouver d’autres photographes qui pourraient graviter autour de l’espace qu’ils ont tous deux créé, à leur manière. Les choses commencent à changer, mais Liz et Eddie sont deux photographes incroyables qui ont été négligés pendant trop longtemps, et qui, pour moi, représentaient vraiment cette notion de la face cachée, surtout si elle pouvait être appliquée au monde de la photographie. Nous avons ensuite réfléchi ensemble à d’autres photographes travaillant dans une tradition similaire. Nous n’essayions pas de trouver des photographes inspirés par Eddie et Liz, nécessairement, mais plutôt des personnes qui avaient tracé leur propre chemin sur des lignes parallèles. Nous pouvions aider leurs voyages à se rencontrer au B-Side.
Pour ce qui est des invitations, nous avons simplement mis en commun toutes nos ressources. Jazz Grant ne répondait pas aux e-mails de The Eyes, mais il s’est avéré que je connaissais son père, Colin Grant, un brillant écrivain, alors nous avons fait venir Jazz de cette façon. Taous a travaillé avec Mohamed Bourouissa sur son projet Péripherique, c’était donc logique pour Mohamed. “ The Eyes” ont une certaine influence dans le monde de la photo, donc d’autres contacts ont été établis de cette façon. Parfois, il suffisait de harceler jusqu’à ce qu’on obtienne un oui !

James Barnor with a model at the special Agfa-Gevaert studio, Mortsel, Belgium, 1969. Courtesy Galerie Clémentine de la Féronnière. © James Barnor
© Rémy Bourdeau, Artists, Boiler Room Peckham Festival, 2019
Mohamed Bourouissa, Le cercle imaginaire, Périphérique, 2008
Sofia Yala Rodrigues, Playing with Visual Fragments, 2021

Parmi les quinze artistes invités, on trouve des photographes de différents pays, de différentes générations et aussi de différentes pratiques photographiques, allant du documentaire, de la photo d’auteur au « Cut up » ou au collage numérique. Que nous disent ces images ?
Ce qui était merveilleux dans l’application du terme « B-Side » à ce que nous recherchions, c’est qu’une diversité naturelle a commencé à émerger, car le B-Side en tant qu’espace n’est rien s’il n’est pas organique et multiculturel. Nous avons donc des photographes âgés de 20 à 90 ans, de tous les sexes, de toutes les classes sociales et de toutes les cultures, mais tous unis par la notion de Blackness en tant que concept politique et de B-Side en tant que concept culturel. À bien des égards, je pense que les découpages et les collages illustrent cette fusion en termes visuels – des fragments qui, bien qu’ils ne s’emboîtent pas toujours proprement, suggèrent quelque chose d’entier lorsqu’on les agrandit un peu.

Le titre de ce numéro de The Eyes fait référence à la face B d’une cassette audio. Quel est le lien avec la musique ?
Le terme « afropéen » a littéralement émergé de la musique – il a été inventé par David Byrne des Talking Heads et Marie Daulne de Zap Mama, lorsque les deux ont collaboré à son premier album « Adventures in Afropea ». C’était une façon de rendre compte de la fusion des styles dans sa musique. Et je pense que la musique, en particulier pendant l’ère postmoderne des années 80 et 90, a toujours su mélanger les styles sans effort pour créer quelque chose de nouveau, mais cohérent. Pour ce qui est de la face B, j’ai eu l’idée en écoutant le producteur de dub Mad Professor parler avec Mark Stewart, du groupe post-punk « The Pop Group ». Ils parlaient du fait que la face B d’un album avait sa propre culture. Les gens délaissaient la face A pour la face B, plus « réelle ». Dans l’interview que nous avons réalisée pour The Eyes avec Mad Professor, il a répété que la face B était très souvent la version la plus proche de la vision originale du producteur, et que la face A était la version édulcorée pour la radio. Et comme la radio ne diffusait pas les faces B, celles-ci trouvaient d’autres moyens d’atteindre un public – sous-cultures, raves illégales, stations de radio pirates, souvent diffusées depuis les propriétés brutalistes dont j’ai parlé plus haut. La face B est donc venue avec sa propre culture, sa propre géographie. À mon avis, cela résume parfaitement le travail des photographes que nous avons inclus – il ne s’agit pas ici d’inviter quelqu’un de l’agence reconnue Magnum.

© Cédrine Scheidig,Terry, 2020
Jazz Grant, Small Axe 1, Steve McQueen for The Face Magazine,
2020
© Silvia Rosi, Encounter, Self Portrait as my Mother in School Uniform, 2019

Nous avons récemment vu sur votre instagram que vous travailliez sur des images vernaculaires trouvées à Marseille où vous avez vécu. Peux-tu nous parler de ce projet ?
Oui, eh bien, c’est peut-être le projet ultime de photographie de la face B ! Lorsque je vivais au Panier, j’ai vu une jeune femme jeter deux caisses contenant près de deux mille diapositives Kodachrome. Je lui ai demandé si je pouvais les prendre, elle m’a regardé comme si j’étais fou et m’a dit, bien sûr ! C’était à l’extérieur d’un magasin de bric-à-brac, donc je suis presque sûr que les diapositives ne venaient pas de sa famille. J’aurais aimé lui demander, mais je ne savais pas ce que j’avais entre les mains à ce moment-là, et le magasin a fermé peu après. Quand j’ai ramené les diapositives chez moi et que j’ai commencé à les regarder, j’ai réalisé que j’avais trouvé quelque chose d’assez spécial. Tout ceci est l’œuvre d’un seul photographe, je crois, mais ce n’est pas une vision singulière à la Vivian Maier. C’est quelque chose d’à la fois plus vernaculaire et plus surprenant. Il s’agit d’un enregistrement de Marseille et de ses environs entre 1970 et 1990 (les boîtes de diapositives sont datées), de la chronique d’une communauté – excursions, randonnées, festivals, fêtes – souvent au Panier même – de personnes d’ethnies différentes qui profitent ensemble de la plage, de la campagne, des rues de la ville. Elles ne racontent pas une histoire désinvolte de « convivialité », mais plutôt la convivialité quotidienne et désordonnée de cette ville folle, avant les téléphones intelligents. J’espère rassembler les diapositives dans un livre et l’offrir à la ville qui m’a tant donné. Mais je dois trouver le photographe – la recherche est en cours !

Quels sont vos projets pour les prochains mois ?
Ça va être une période chargée. En janvier, je terminerai un projet sur lequel je travaille avec le poète Roger Robinson, sur la vie des Noirs sur la côte britannique. Ce projet sera publié en octobre sous la forme d’un livre intitulé « Home is not a Place ». Ensuite, je ferai une tournée de lectures aux États-Unis en février en Californie et en Floride, puis en mars je montrerai mes photographies afropéennes – une recréation de l’exposition que j’ai faite à Foam à Amsterdam en 2020 – au Musée de la photographie contemporaine de Chicago, en collaboration avec la jeune et talentueuse conservatrice Asha Iman, dans le cadre d’une exposition collective intitulée « Beautiful Diaspora / You Are Not the Lesser Part ». Ensuite, si le Covid le permet, je m’envolerai pour le Japon pendant un mois afin de terminer mon nouveau projet traitant des souvenirs d’enfance du pays à la fin des années 1980.