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- Couple dans l’intimité du leur cabane en tôle, Ronald Ngilime, Watville (Eastern Rand, Afrique du Sud) vers 1955.
"Je voudrais une histoire des Regards", écrivait Roland Barthes2. Loin d’être un art internationalement homogène, la photographie populaire s’imprègne des valeurs et pratiques locales en matière d’esthétique. Les photos de famille et les portraits de studio, rébarbatifs pour certains, sont cependant très révélateurs de l’image que les gens veulent projeter d’eux-mêmes, des valeurs auxquelles ils aspirent. Car une photo, c’est toujours une célébration de soi et des siens, c’est un véritable travail sur soi. Ces modestes photos nous font percevoir comment les communautés noires se percevaient et se valorisaient, en dépit du régime d’apartheid, qui leur reniait leur dignité en tant qu’être humain.
- Homme avec manteau d’hiver et poste de radio. Ronald Ngilime, vers 1950.
La fibre révolutionnaire des années 50 à Johannesburg est incarnée par les photos de Drum magazine 3 , de Jürgen Schadenberg et des premiers photojournalistes noirs comme Bob Gosani et Peter Magubane . Dans les townships, les "petits" photographes commerciaux se multiplient et développent un style bien spécifique au lieu, né de cette culture urbaine africaine en pleine gestation. Les cabanes en tôle, les shabeens 4 , et les intérieurs modestes remplacent les décors bourgeois des premiers studios. Les photographes des townships développent une approche du portrait qui insiste sur la multiplicité du personnage, sur la fantaisie et la possibilité de se réinventer sans cesse, plutôt que sur une soi-disant essence et l’unicité de l’individu. Le formalisme classique du 19e donne lieu à une théâtralité audacieuse de la part des sujets, qui brisent volontiers les anciennes règles de décence. Les jeunes posent avec des vêtements de marque ou un disque, un poste de radio... des objets hors de prix (souvent prêtés pour l’occasion), devenus accessibles dans l’espace onirique du studio informel. Ces photos démontrent que le sujet peut dépasser les confins du ghetto, du moins dans l’illusion visuelle d’une photo.
La photographie vernaculaire, imbue des préoccupations et des valeurs d’un lieu et d’une époque spécifiques, est donc potentiellement une source historique importante pour écrire l’histoire de communautés subalternes, en général sous-documentées. Pour le cas de l’Afrique du Sud, ces archives privées témoignent d’une communauté noire, qui dans un effort d’affirmer sa présence permanente et légitime dans les villes, se représentait comme urbaine, tout en redéfinissant ce terme en fonction de leur propre réalité et fantaisie.
– 1 Au Sierra Leone par exemple, le premier studio appartenant à un Noir fut créé vers les années 1855.
– 2 Roland Barthes, 1980. La Chambre Claire : notes sur la photographie.
– 3 Revue progressiste, la première à viser directement un lectorat noir et à embaucher du staff noir.
– 4 Shabeens : véritable institution du township, une espèce de bar informel, le plus souvent installé dans le salon d’une maison privée. Les shabeens étaient interdits sous l’apartheid.