Brouiller pour voir. Réflexions sur Le pixel protecteur

« C’est bien facile d’être bon, le malaisé est d’être juste », Victor Hugo

Il est des phrases, des mots, des termes, des images représentant une idéologie qui éveillent l’intérêt d’une période. Ils deviennent le sujet brûlant des conversations des cercles sociaux et des débats dans les média où ils sont tendance et, finalement, ils subissent souvent une fin tragique. Dans d’autres occasions, ils servent à nourrir notre réflexion et à nous faire revenir sur nos idées reçues sur ce qui est bien et ce qui est correct, juste et admissible. L’un de ces termes en évolution est l’équivalence morale et son avatar, le relativisme moral. Ce ne sont pas des idées nouvelles, mais il semble y avoir à l’heure actuelle un intérêt croissant de débattre sur le doubles standard et son application dans la société contemporaine. Cela est particulièrement évident dans la culture visuelle contemporaine par rapport à l’image et à la représentation que se font la majorité des peuples du monde sur les nations arabes et africaines en voie de développement, où le déplacement et l’émigration sont à l’ordre du jour.

Le pixel protecteur, de Javier Hirschfeld, artiste de Malaga, est un projet photographique iconoclaste rafraichissant par lequel l’artiste propose de « sensibiliser les gens à la double norme dans l’image et la représentation ». Hirschfeld bouleverse l’ordre naturel de la production de l’image en créant des portraits soigneusement envisagés de jeunes sénégalais qu’il édite ensuite. Il ne cherche pas à mettre en valeur la qualité esthétique de l’image, mais plutôt à dénaturaliser avec la même considération chaque fichier d’image par le biais de la pixellisation des yeux, âme véritable de tout portrait. Si l’art du portrait transmet par les yeux l’émotion et l’essence, nous sommes, devant ces images, privés d’une telle information. C’est quelque chose de cruel et de magnifique.

L’œuvre de Hirschfeld explore des questions plus profondes sur la production effrénée d’images à une époque où la consommation d’images, de contenus et d’histoires en format numérique est à la portée de tous. C’est rare d’avoir la chance d’apprécier une œuvre autoréférentielle et autocritique lorsqu’il s’agit de mettre en question le statut culturel et le pouvoir tant du sujet photographié que du décalage dans les structures qui a ennobli le créateur de l’image par-dessus ses sujets. On est invités à évaluer l’éthique et les inégalités frappantes dans la façon dont les mineurs européens et nord-américains sont protégés par les lois de protection de données, tandis que les enfants africains n’ont pas droit aux mêmes sauvegardes. Faut-il s’étonner que Hirschfeld ait produit une œuvre si délibérément iconoclaste ? Son parcours est à cet égard révélateur. Il a travaillé en effet en tant qu’éditeur d’images pendant sept ans (dont cinq à la BBC) et a sans doute été témoin d’une telle quantité des clichés liés d’habitude à la représentation de l’Afrique qu’il a commencé à se donner une autre vision. En ce sens, il mentionne Caravaggio et les peintres baroques comme des modèles d’inspiration fondateurs, mais il reconnait également Oumar Ly, Malick Sidibé et Seydou Keita, « des artistes en dehors de l’ainsi dénommée histoire de l’art », et le jeune Omar Victor Diop comme les plus grandes influences dans sa façon de voir. Un sentiment d’injustice qu’il dissimule à peine lors de notre conversation.

Avec Le pixel protecteur, Hirschfeld a créé, sans déployer les astuces ordinaires des photographes, un ensemble d’œuvres chargé d’émotivité, lourd de juxtapositions simples et de séquences qui permettent d’autres considérations pour leur appréciation. Avec l’introduction des pixels, qui abritent toujours des informations numériques, il confère des couches d’identité à travers les blocs de données colorés qui s’entremêlent dans chaque zone pixelisée. L’effet en est une imbrication artificielle de strates d’identité débordants de significations multiples. Les jeunes sénégalais en tant que sujets sont dépourvus de leur identité ordinaire chargée d’à priori et reçoivent une forme abstraite. Où sont les visages creusés par la pauvreté, les regards scintillants des enfants africains qui sourient, les jeunes inquiétants et intimidateurs, les yeux nostalgiques et pleins d’espoir qui rêvent d’amitié et de voyage ? Privés de notre dose quotidienne de clichés et tergiversations, nous ne gardons que nos propres préjugés et attentes. Dans sa volonté de pénétrer au-delà de l’apparence et la représentation, Hirschfeld efface progressivement les limites entre l’image et le référent.

C’est Paul Klee qui suggéra : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Le brouillage des portraits des mineurs africains nous rend témoins de l’extrême hypocrisie qui prive les enfants africains de ce que l’on considère, en Europe comme en Amérique du Nord, comme un droit de tout enfant.

Azu Nwagbogu

© Javier Hirschfeld
© Javier Hirschfeld

© Javier Hirschfeld
© Javier Hirschfeld

© Javier Hirschfeld
© Javier Hirschfeld

© Javier Hirschfeld
© Javier Hirschfeld

© Javier Hirschfeld
© Javier Hirschfeld