Désert, déserts

On est dans un boulodrome, à Sète. Ce grand hangar aux murs jaunis et vieillis sert d’écrin à une exposition dont le thème est suffisamment rare pour être relevé. L’équipe du festival Images Singulières (8-26 mai 2013) a décidé de consacrer un Thema au « Désert ». Un désert oui, mais pas n’importe lequel. Celui du Sahara Occidental, du Tchad rebelle des années 70 et du Nord Mali. L’exotisme oui, mais pas celui « qui évoque les mœurs, les habitants ou les paysages des pays lointains » comme le définit le Larousse. Un exotisme proche, intime. Des hommes et des femmes pris dans le tourbillon de l’Histoire, sur cette terre aride qui a vu (et voit encore) couler le sang.

C’est une exposition engagée, regroupant les travaux noir et blanc de trois photographes contemporains devenus quasi porte-paroles des peuples qu’ils ont photographiés. C’est aussi une exposition patrimoniale, avec les merveilleuses archives du studio Léon et Lévy, et décalée, avec la mise en scène autour du « Sahel Digital Art » du Comptoir Général (Paris). Il s’agit d’une projection d’images graphiques éphémères créées par les jeunes Sahéliens et qui circulent via Internet. Une salle a été aménagée, avec un bureau en fouillis et un vieil ordinateur, qui rappelle que ces images sont bidouillées avec des moyens restreints, où le système D téléphonique fait des merveilles (on peut se les échanger via les puces des téléphones, lorsque la connexion s’est perdue dans les dunes).

La prière au désert dans le Sahara algérien. © Léon et Lévy / Roger-Viollet
La prière au désert dans le Sahara algérien. © Léon et Lévy / Roger-Viollet

En face, changement de décor : on se plonge dans les photographies réalisées à la chambre panoramique dans les années 1900 par Moyse Léon et Georges Lévy (qui ont débuté comme assistants sous le Second Empire avant de fonder leur studio à Paris en 1864, en activité jusqu’en 1917). Il s’agit de la vie quotidienne des Touaregs dans le Sahara central et l’on est frappé par la précision des tirages réalisés au format 16×42, celui des plaques photographiques originales. Paysages de dunes et de palmiers, silhouettes graciles des chameliers et de leurs animaux qui se découpent dans les contre-jours… Les ombres et la densité des noirs le disputent à la blancheur des haïks féminins. Au marché, des carcasses de chameaux sont vendues et les badauds se sont regroupés autour de la viande, figés, certainement impressionnés et/ou intrigués par l’appareil photo. La finesse des détails est particulièrement visible dans les scènes de foule. Se dégage de l’ensemble une vraie poésie du quotidien, même si l’on peut regretter le manque de légendes.

De la précision, en revanche, on en trouve chez Hugues de Wurstemberger, photographe de VU’ qui a partagé la vie des Sahraouis, côté marocain comme algérien, à plusieurs reprises, à partir de 1990. Il légende chaque photographie, replace son travail au coeur de l’histoire de ce peuple ballotté depuis les années 70. En 1976, le Front Polisario réclame l’indépendance du Sahara occidental que le Maroc, jusqu’à aujourd’hui, considère comme l’une de ses provinces. Plusieurs camps de réfugiés sahraouis existent depuis en Algérie (qui reconnaît l’indépendance du Sahara occidental), tandis que le Maroc a érigé plusieurs murs, un ensemble qui « rappelle une ligne Maurice dans le désert », explique le photographe, qui ne mâche pas ses mots. « Trente huit ans d’occupation, de disparitions, passages à tabac, tortures, assassinats, mensonges, simulacre de procès, condamnations arbitraires, trente huit ans de désinformation, avec le soutien indéfectible de l’ami français. Fin avril 2009, fin du reportage et gueule de bois. Rien n’a changé. Le Maroc ensable toutes solutions. La situation des Sahraouis empire comme une gangrène. L’équation est inique, petits peuples + gros intérêts = mort lente programmée d’un peuple sous le regard benoît de la communauté internationale, à l’instar du Tibet. »

Un combattant sahraoui ; région de Mijec, territoires libérés, avril 1992. © Hugues de Wurstemberger
Un combattant sahraoui ; région de Mijec, territoires libérés, avril 1992. © Hugues de Wurstemberger

Si le photographe est révolté, son travail s’est construit tout en subtilité et en délicatesse. On se laisse porter par la nonchalance trompeuse transpirant des clichés, comme celui de cet homme qui scrute le sable. Il n’est pas au repos mais à la recherche de ses chameaux dispersés par l’offensive des Forces armées royales de 1991 (région de Fdêrick, territoires libérés, 1992). Hugues de Wurstemberger sait capturer ces moments de vides toujours pleins : remplis de la lumière du jour, ou d’un regard, comme celui de cette jeune femme qui nous fixe intensément, Safia Jahtri Joumani, réfugiée au camp d’Aousserd (région de Tindouf, 1990). Il montre les jeux d’enfants avec un bout de carton, à Dakhla, et un jeu de dames écrit sur le sable. Aussi éphémère que ce squelette de chameau. Il piste les traces de vie, de lutte aussi. Avec cette image, qui pourrait résumer la série : un combattant sahraoui, dans la région de Mijec (territoires libérés, avril 1992) qui veille, seul, en plein désert, sur une frontière fragile marquée de quelques pierres… Comme un écho, on peut regarder le très beau film de Pierre-Yves Vandeweerd, « Territoire perdu ». Le réalisateur, témoin des récits d’exil des Sahraouis autant que de leur lien à la terre et au territoire, a ainsi « pris conscience de leur enfermement ». « Un enfermement physique mais aussi un enfermement de la pensée et de l’imaginaire. »

Les portraits de combattants du Frolinat, de Marie-Laure de Decker, ont été pris en 1975 au Tchad (Tibesti), où plusieurs Occidentaux avaient été enlevés en 1974. Devant une toile blanche, les rebelles posent, hommes-enfants en armes, comme on les retrouve aujourd’hui, dans le Nord du Mali, avec le travail de Ferhat Bouda dans l’Azawad. Vingt-et-une images rares du début du conflit, lorsque les rédactions occidentales ne s’intéressaient pas encore au sujet. Ferhat Bouda commente : « Là, c’est un déserteur de la gendarmerie malienne, là un combattant de 17 ans. Ça paraît peut-être jeune mais chez les Touaregs, cette notion de jeunesse est différente ! Leur histoire est toujours la même : ils veulent vivre libres dans leur pays. Le conflit dure depuis les années 50. J’ai aussi photographié des anciens qui se sont battu dans les années 70 et 80. »

Beaucoup de civils ont quitté la région,mais  plusieurs familles préfèrent de rester comme celle de Hassi. © Ferhat Bouda
Beaucoup de civils ont quitté la région,mais plusieurs familles préfèrent de rester comme celle de Hassi. © Ferhat Bouda

Dans ces portraits et les scènes de vie des combattants et des populations, on sent la détermination mais aussi l’ennui, les après-midi saturés de chaleur et d’attente. Le soleil mord tandis que la ville dort. Originaire de Tizi Ouzou, en Kabylie, Ferhat Bouda a quitté l’Algérie en 2000 et travaille aujourd’hui en Allemagne. Il s’attache depuis 2001 à documenter la culture berbère. C’est ce qui l’a poussé à partir au Nord du Mali, à la rencontre des membres du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). Et lorsqu’on lui demande s’il a été facilement accepté parmi les rebelles touaregs, la réponse est évidente : « Je suis berbère. Leur histoire, c’est aussi mon histoire. Ce sont mes frères, je partage leur identité, leur culture. Je n’aime pas la guerre et j’aurais préféré photographier la paix mais la vie en a décidé autrement », explique Ferhat Bouda qui a effectué deux reportages. Il est d’abord passé par la Mauritanie lors de son premier voyage, en février 2012, qui l’a amené dans les environs de Tombouctou puis par le Burkina Faso, en juin 2012, où il a exploré la région de Gao. « En fait, le plus dur, ce n’est pas de les photographier. C’est d’arriver jusqu’à eux. »

Images Singulières à Sète, jusqu’au 26 mai 2013

Thema « Désert », Boulodrome Agrocanet, Sète

A voir aussi, à la Maison de l’Image Documentaire : Outland de Roger Ballen qui a sélectionné dix tirages inédits sur les 40 proposés à Sète. Une vraie (re)découverte de l’univers multiple et complexe du photographe.