Disparus

Depuis janvier 2014, la situation sécuritaire dans l’Extrême Nord du Cameroun s’est sévèrement détériorée avec de multiples attaques du groupe armé Boko Haram. Selon Amnesty International, de juillet 2015 à juillet 2016, Boko Haram a perpétré au moins 200 attentats dans la région de l’Extrême-Nord, au cours desquels près de 500 personnes ont été tuées.

Pour lutter contre les incursions récurrentes de Boko Haram, le gouvernement du Cameroun a considérablement renforcé sa présence militaire dans l’Extrême-Nord. Les forces de sécurité y jouent ainsi un rôle important en assurant la sécurité des populations.

Pourtant, ces populations ont payé un lourd tribut dans les opérations militaires contre Boko Haram : en effet, la réaction brutale des forces de sécurité a occasionné de nombreuses violations des droits humains contre les populations qu’elles sont censées protéger.

C’est ainsi que le 27 décembre 2014, une opération de ratissage conjointe menée par l’armée, la gendarmerie et la police, a tourné au désastre pour les habitants de Magdeme et Doublé, deux villages de l’Extrême Nord. Ce jour-là, ces villages ont été mis à sac par les forces de sécurité : au moins huit personnes y ont perdu la vie et plus de 130 garçons et hommes ont été emmenés de force sans jamais réapparaître. Les autorités ont seulement déclaré quelques mois plus tard que 25 personnes parmi celles arrêtées ce jour-là avaient perdu la vie dans des cellules de fortune de la gendarmerie de Maroua, chef-lieu de la région de l’Extrême Nord du Cameroun. Ni leur identité, ni la cause de leur décès n’ont été communiquées.

Aujourd’hui, les familles de ceux qu’on appelle désormais «les disparus de Magdeme et Doublé» continuent de demander que le sort de leurs parents disparus et l’identité des personnes décédées en détention soient révélés par les autorités camerounaises. Un premier pas avant d’essayer d’obtenir justice un jour.

Comment raconter l’histoire de ces personnes disparues tout en préservant l’anonymat de leurs proches qui ont accepté de témoigner pour éviter d’éventuelles représailles à leur égard? Cela sans pouvoir montrer leur environnement, inaccessible aux étrangers. C’est le défi que l’artiste et photographe Vincent Tremeau a relevé lorsqu’il a rencontré avec Amnesty International les habitants des villages de Magdeme et Doublé.
Dans un lieu discret de Maroua aménagé en studio photo, les familles ont apporté quelques photos souvenirs et des cartes d’identité, comme pour prouver l’existence de ces âmes aujourd’hui introuvables mais qu’ils ne désespèrent pas de retrouver un jour.
A l’aide de ces photos, l’artiste a reconstitué les visages des disparus en fabriquant sur place des masques en papiers mâchés. Portés par leurs proches, ces masques ont permis à chacun d’incarner, l’espace d’un instant, un père, un fils, un mari, un cousin, un neveu, un beau-frère, un meilleur ami, et de raconter son histoire et ce qu’il s’est passé ce jour là.

Toutes les personnes témoignant masquée ont le même récit de ces évènements, voici l’un d’entre eux :

« Le 27 décembre 2014, des coups de feu ont retenti dans le village. Tout le monde s’est mis à s’enfuir pensant que c’était les combattants de Boko Haram. Puis, en voyant arriver l’armée camerounaise nous nous sommes sentis rassurés, en sécurité et sommes retournés au village. A notre grande surprise, les militaires sont rentrés dans les maisons, en cassant toutes les portes pour les ouvrir et nous ont ordonné de sortir. Ils nous ont obligés à les suivre au centre du village, où ils avaient réuni tous les habitants. Les militaires nous ont alors demandé de nous coucher par terre sur le ventre, et ont commencé à fouiller tout le monde. Ils voulaient vérifier s’ils avaient leurs pièces d’identité sur eux. Mon fils avait le récépissé de sa carte d’identité nationale dans sa poche. Mais les militaires l’ont pris. Les militaires ont ensuite désigné des hommes et des garçons au hasard. Ils les ont frappés, trainés par terre, puis déshabillés. Ils ne leur ont laissés que leurs pantalons. Ils les ont ensuite fait monter dans leurs camions. C’est la dernière fois que nous les avons vus. La dernière fois que j’ai vu mon fils. Je n’ai pas pu voir le visage de mon fils lorsque les militaires lui ont ordonné de monter dans leurs camions. J’avais tellement peur de lever la tête car ils pointaient leurs fusils sur nous. Avec les contrôles et fouilles fréquentes des militaires, nous avions l’habitude de garder en permanence sur nous nos pièces d’identité, acte de naissance, carte d’électeur. Il faut avoir au moins une pièce d’identité sur toi car si tu n’en as pas, tu es soupçonné d’être un Boko Haram. et ils t’embarquent. C’est parce que les Boko Haram n’en n’ont généralement pas.

Depuis ce jour, je n’ai plus revu mon fils ni reçu aucune nouvelle de lui. Nous avons cherché ceux qui ont disparu dans toutes les prisons de la région, mais sans succès. Chaque fois que nous nous rendons en prison, les gardes nous disent que nos proches ne sont pas là et nous demandent de nous en aller. Sans rien dire de plus.

Tant que les autorités ne nous diront pas si nos parents sont morts et où ils auraient été enterrés, nous ne désespèrerons pas et continuerons à les chercher jusqu’à obtenir une réponse. »

Propos recueillis en aout 2016 avec Amnesty International

© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau

© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau

© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau

© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau

© Vincent Tremeau
© Vincent Tremeau