Fenêtre sur l’Ethiopie

Le photographe Espagnol, Juan Manuel Castro Prieto, né en 1958 et domicilié à Madrid, nous invite à regarder, par la fenêtre de sa chambre photographique, un pays qui, aujourd’hui, continue encore à le fasciner : l’Éthiopie.

Castro Prieto ne semble pas être un photographe de l’instant volé : on le l’imagine pas à courir le monde à la recherche d’instants chocs, de fractions de secondes volées et vendables, qu’il capturerait sur son plan film pour ensuite remballer son équipement et ne jamais revenir.

Non, Juan Manuel Castro Prieto donne l’impression d’être un homme qui prend son temps, comme lorsqu’il vous parle et vous guide à travers son exposition. Il s’arrête, décrit, vous pose des questions, veut bien faire comprendre sa démarche photographique, tout en invitant le spectateur à tirer ses propres conclusions face à ses images.

Pato Donald, Tulgit, 2006 © Juan Manuel Castro Prieto
Pato Donald, Tulgit, 2006 © Juan Manuel Castro Prieto
Il vous entraîne, vous tient par la main, et ses photos deviennent une généreuse présentation de ce que lui, homme espagnol d’une certaine génération, d’une certaine culture occidentale et catholique, voit, ressent, lorsqu’il parcourt l’Éthiopie du Nord au Sud et d’Est en Ouest. Lorsqu’on l’interroge sur son choix – l’Ethiopie -, il parle de ce pays avec admiration, évoque le respect et la fascination d’une culture ancestrale. Pour rappel, l’Éthiopie est située dans la corne de l’Afrique, sans accès à la mer. Ce pays est constitué de hauts plateaux et a un environnement très varié. Pour Castro Prieto l’Éthiopie est non seulement le berceau de l’humanité (c’est en Éthiopie qu’a été trouvé le corps de Lucy, et les plus anciens homo sapiens), et l’une des civilisations les plus ancestrales, mais elle est aussi la deuxième nation chrétienne la plus ancienne au monde, qui voit aujourd’hui sur ses terres cohabiter des populations musulmanes, chrétiennes, juives et animistes.

Autant de richesses qui n’ont pu être anéanties, selon les termes de Castro Prieto, par la civilisation occidentale, « étant donné que l’Éthiopie n’a jamais réellement été colonisée (si ce n’est une courte tentative soldée par échec en Italie). D’où cette richesse de cultures et de traditions encore extrêmement présentes aujourd’hui. Même si, évidemment avec la globalisation, les choses changent doucement ».

Entre 2001 et 2006, Castro Prieto revient à quatre reprises en Éthiopie. À chaque fois, équipé de sa chambre et de son moyen format argentique.

Pourquoi la chambre ? On connaît l’amour de Prieto pour l’aspect technique de l’art photographique. Scientifique de formation, il maîtrise comme nul autre cet appareil grand format dont les négatifs qui peuvent mesurer jusqu’à 20X10cm, offrent une qualité de détail inégalable, des couleurs éclatantes et une possibilité de jeu sur les zones de netteté que nul autre appareil ne serait capable d’offrir.

On connaît aussi l’admiration de Juan Manuel Castro Prieto pour le photographe péruvien Martin Chambi (cf exposition Martin Chambi – Peru – Castro Prieto), à qui il doit le choix de cet appareil.

Mais cette persistance depuis tant d’années à travailler avec un appareil de cette taille et de ce poids doit aller au delà de l’hommage. Nul en effet, même au nom de la reconnaissance d’un aîné admiré, ne voudrait porter cet équipement à travers plaines et montagnes, à moins d’être convaincu que ce que lui offre son outil est unique.

À cela, il dit : «  Il y a dans cette exposition certaines photos prises à l’appareil moyen format. Mais dès que je peux, c’est à dire dès que les conditions de lumière me le permettent (quand il fait nuit, je dois abandonner ma chambre, car il est impossible de faire le point), je travaille à la chambre. Travailler avec ce type d’appareil donne une vision différente de la réalité. Et le grand avantage : on peut entièrement choisir sa zone de netteté. Quand je travaille à la chambre et que je me couvre la tête du tissu noir, c’est magique, j’ai l’impression de regarder la réalité à travers une fenêtre. Une réalité qui n’est plus dès lors une réalité, car la chambre offre une interprétation de cette réalité. Grâce à la chambre, j’interprète le monde autour de moi. »

Un autre atout du travail à la chambre : « elle crée une impression de respect vis à vis du sujet. Le sujet, face à cet appareil imposant, se sent mis en valeur. La photo n’est pas comme une photo vite prise par un touriste, en passant. Ce n’est pas une photo volée. Avec la chambre, il faut prendre son temps, établir une relation avec le sujet, engager une conversation, discuter, etc. La chambre entraîne plus de communication ».

Prière de l'après-midi, Sheik Hussein, 2005 © Juan Manuel Castro Prieto
Prière de l’après-midi, Sheik Hussein, 2005 © Juan Manuel Castro Prieto

Au cours de ses multiples voyages, le photographe va à la rencontre de différentes peuplades, de différentes générations, le pays devient une obsession qu’il explore pour ensuite y projeter ses propres obsessions et fantasmes.

L’exposition proposée à la galerie Vu n’offre qu’une petite moitié de l’exposition originelle qui eut lieu à Madrid en 2009. De très grands formats se mélangent aux petits formats, et la couleur se marie au noir et blanc. Là aussi, on se demande pourquoi ce choix, pourquoi cette diversité ?

« Le grand format des tirages est nécessaire pour mieux apprécier la subtilité des zones de netteté qu’offre le travail à la chambre. Aussi, ces tirages, qu’ils soient en couleur ou en noir et blanc, fonctionnent souvent par paire et ont un côté plus symbolique. C’est un peu comme dans mon travail intitulé « Extraños » où les images sont de véritables catharsis de mes obsessions, craintes et violences les plus intimes. On est au-delà de la photo fenêtre, la photo qui nous montre le monde. On entre dans le domaine de la photo miroir qui parle de celui qui prend la photo. »

Les petits formats, quant à eux, sont le carnet de voyage du photographe. Des notes visuelles qu’il a prises et qui retracent, tel un journal de bord, l’histoire et l’itinéraire de son voyage. La symbolique cède le pas au témoignage, du miroir on retourne à la fenêtre.

Jeune fille de Hamer, Dimeka 2005 © Juan Manuel Castro Prieto
Jeune fille de Hamer, Dimeka 2005 © Juan Manuel Castro Prieto

Ainsi, dans cette exposition « ETIOPIA », on retrouve des thématiques chères à Juan Manuel Castro Prieto : la mort, l’espace intime, la religion. Et on retrouve cette grande part de mystère : on est face à des images magnifiques, certes, mais dont il revient à nous d’en fixer le sens. Rien dans ces scènes n’est évident.

Et pourquoi ces juxtapositions, ces confrontations ? Un homme tenant une statue en noir et blanc et ce garçon adossé à un mur dont le corps est recouvert de peinture ?

Pourquoi cette chèvre qui déambule dans une rue, la nuit, à côté d’une scène chez un coiffeur ? À nous d’en faire ce que nous voulons… d’y lire ce que nous voulons.

Nulle légende dans cette exposition pour guider notre regard et notre pensée. Est-ce le choix du photographe ou du galeriste ? Un choix que l’on regrette un peu. Si ce n’est pour pouvoir se faire une idée des déplacements du photographe.

Le mélange des styles est lui aussi surprenant ; on retrouve le regard avide d’exotisme (corps nus, tenues traditionnelles, rituels, etc.), mais à ce dernier vient se combiner un regard frais qui fige des moments du quotidien au premier abord banals. Un sol carrelé, une brise qui soulève un rideau, un coiffeur au travail, et des portraits. Face à ces derniers, on se demande si il y a mise en scène «  non, rien de préparé dans les prises de vue, le photographe ne demande pas à ses sujets de se déplacer, ni de se mettre d’une certaine manière. Le photographe demande l’autorisation et prend la photo. »

Castro Prieto parle de moments magiques qu’il a vus et qu’il a voulu capturer. Parfois à la chambre, quand les conditions le permettent, sinon au moyen format. En fin de compte, c’est son univers à lui qu’il nous dévoile, sur fond d’Éthiopie certes. Et l’on ressent ce profond respect du photographe pour ses sujets : ses photos dignifient les modèles à qui il offre systématiquement une épreuve photographique.

Exposition jusqu’au 31 mars 2012 à la Galerie VU’