Les couleurs du township

Le photographe sud-africain expose à Paris une partie de son travail au long cours sur les Cape Flats.

Un voyage au bout de l’humain et de la couleur.

Si l’oeuvre de Chris Ledochowski était un objet, elle serait un kaléidoscope. Lui, qui s’est fait connaître avec ses photos d’actualité en noir et blanc (notamment celle de Nelson Mandela lors de son premier message public à Grand Parade), a finalement trouvé sa voie dans la couleur. D’abord celle de ses étonnants « portraits peints », puis dans son travail sur les townships du Cap, qu’il a commencé à la fin des années 70, qui a abouti à la sortie d’un livre en 2003, Cape Flats Details, et une exposition à la 50e Biennale de Venise.

Voters`choice, Mitchell`s Plain 1994 © Chris Ledochowski
Voters`choice, Mitchell`s Plain 1994 © Chris Ledochowski

On peut aujourd’hui voir ces images à la galerie Kijk à Paris. Accrochées aux murs, il y en a beaucoup, on sent que la galeriste a eu du mal à faire un choix, à part celui d’en montrer le plus possible. On la comprend. Les photos forment une sorte de mosaïque aux couleurs vives. Le regard plonge dans le bleu d’une cloison comme il le ferait dans une piscine, un mur vert pomme et on a le goût de la granny aux lèvres, un mouton dépecé lors d’un rituel xhosa et l’odeur du sang n’est pas loin. Les couleurs sont intenses, les lumières souvent dorées, rehaussant leur éclat.

On y découvre des peintures murales, où les slogans politiques le disputent à l’amour du reggae, où les canards sauvages, inspirés de motifs traditionnels utilisés dans la céramique, côtoient une carte d’Afrique accompagnée du psaume de David. Et on entre à l’intérieur des maisons qui sont aussi cosy que les moyens de leurs propriétaires le permettent. A l’intérieur aussi, on s’entoure de couleurs vives, on décore ses murs, et tous ces « détails » sonnent comme un refus du gris, du béton et de la violence qui sous-tend cet univers urbain hostile. Des détails qui concentrent l’envie, la créativité. La résilience aussi. Car la plupart des clichés ont été pris dans les années 80, au moment où le vent du changement politique se lève.

Le photographe capte des scènes de la vie quotidienne non dénuées d’humour, comme l’image du jeune garçon dont on devine le regard au dessus d’une jupe qui sèche, ainsi que des rites liées aux traditions (notamment xhosa) ou à la religion. « Dans les townships, j’ai concentré mon attention sur le fait de capturer, par la photographie, la dignité avec laquelle ces gens survivent et dépassent leurs conditions de vie oppressantes », explique-t-il. Se dessine ainsi, en filigrane des images, un désir collectif de changement et de reconnaissance. Chris Ledochowski offre un miroir à ces habitants. Il a vécu avec eux, a gagné leur confiance lui, le « whitey », le petit blanc. En retour, ils lui ont offert leur intimité, partagé leurs espérances. Dans ces images, cohabitent aussi bien la tradition que la modernité, la stabilité que le changement, l’espoir que le désespoir. « Il n’y a pas de photo gratuite ici, ni de concession facile à l’exactitude populaire, politique ou artistique », affirme le photographe David Goldblatt dans la préface du livre. Qui note que peu de « blancs » sud-africains ont ainsi réussi à abolir les frontières de la couleur de peau pour se fondre totalement dans la vie des townships sans pour autant renier leur identité.

Vuyo's Fish & Chips, Guguletu 1993 © Chris Ledochowski
Vuyo’s Fish & Chips, Guguletu 1993 © Chris Ledochowski

Né en 1956 à Pretoria, au sein d’une famille noble polonaise installée en Afrique du Sud après la deuxième guerre mondiale, Chris Ledochowski a grandi à Johannesburg. De 12 à 18 ans, il étudie au sein d’une école du Swaziland, multi-raciale et opposée au système d’apartheid. Une mixité qu’il retrouvera ensuite en 1977. A cette date, après des études d’art à Cracovie, en Pologne, il vit au sein de la communauté estudiantine de Harfield Village, une banlieue mixte du Cap. Mais, rapidement, le Group Area Act entre en vigueur et les populations noires sont forcées à migrer dans les Cape Flats. C’est ainsi que Chris Ledochowski commence son travail documentaire : en rendant visite à ses amis exilés… Diplômé en photographie, son approche est dès le début résolument documentaire. En 1982, il est co-fondateur, à Johannesburg, d’Afrascope, une société de production alternative qui soutient la résistance au régime d’apartheid. Après l’arrestation de certains membres de la société et la saisie du matériel, il décide de ne plus faire que de la photo et retourne au Cap. En 1983, il rejoint le collectif Afrapix, qui est aux premières loges des campagnes anti-apartheid et des activités des syndicats et organisations politiques.

Au milieu des années 80, il se focalise sur les Cape Flats et abandonne le noir et blanc. « Il a trouvé que la couleur donnait un sens plus juste du contenu et de la nature de ses sujets, tout en leur accordant une dignité quelque peu confisquée par le noir et blanc », explique David Goldblatt. « L’utilisation de la couleur était aussi un geste contre ce qui était devenu une manière politiquement correcte de photographier les townships : l’accentuation de leur dureté par le noir et blanc. Même si Chris ne minimise pas cette dureté. » Mais il a choisi de ne pas représenter les communautés de ces townships comme des entités rigides et exclusivement raciales. C’est la force de ce travail. Et sa beauté.

Initiates applying clay print, New Tambo Square, Manenberg 1999 © Chris Ledochowski
Initiates applying clay print, New Tambo Square, Manenberg 1999 © Chris Ledochowski