Ménage à six à Berlin

Berlin, bel endroit pour une rencontre. Le commissaire indépendant d’origine camerounaise Yves Chatap réunit, pour l’espace Savvy Contemporary, cinq artistes autour de la question de l’intimité. « Je souhaite que cette exposition pousse les gens à s’interroger sur cette notion. Est-ce qu’on se livre vraiment et si oui, comment ? A quoi on joue lorsqu’on est dehors, en représentation ? Comment on se livre à l’autre ? Qu’est-ce que l’on donne ou pas ? », explique-t-il. « J’avais aussi envie de construire un discours sur l’échange entre un commissaire, des artistes et une galerie. Comment des individus arrivent à créer des liens et ce qu’il en ressort. J’insiste sur l’importance du lien entre les artistes qui, pour la plupart, se sont déjà rencontrés lors qu’une exposition collective à Treignac, en France. Ici, à Berlin, ils ont eu la possibilité d’aller plus loin et de renforcer ces liens. L’idée était de les mettre en collectif, de les relier tous ».

© Steeve Bauras
© Steeve Bauras

Les cinq travaux présentés (photo et vidéo) sont très différents mais en rapport avec la question de l’identité et mettent à leur façon la personnalité de leurs auteurs à nu. Une démarche mise en perspective lors du vernissage, avec « A last dance with you », la performance de Cédric Audrey Phybel, avec la musicienne Alicia Nikki Horton, qui confronte justement l’intime et le public, le soi et l’autre, le familier et l’inconnu, le proche et le lointain…

Steeve Bauras explore la notion d’espace et « la difficulté d’être au monde », en utilisant des images et vidéos d’archives, de films, d’œuvres trouvées sur Internet et les retravaille avec des applats, des saturations et des bandes sons créatives. Tandis que dans la vidéo « Orientations » (2010) d’Ismaïl Bahri, un verre d’encre noire reflète les déambulations de l’artiste dans les rues de Tunis. En fond sonore, les bruits de la ville mais aussi les réactions des passants, mettant souvent le promeneur face à ses contradictions et interrogations intimes.

© Malala Andrialavidrazana
© Malala Andrialavidrazana
De déambulation, il est aussi question dans la série sur Honk-Kong de Malala Andrialavidrazana, qui s’est attachée, dans ses photographies couleurs (rehaussées par des caissons lumineux) à documenter la « solitude très forte » qui existe dans cette ville asiatique. « C’est un endroit cosmopolite, qui attire beaucoup de jeunes de la région qui espèrent y améliorer leurs conditions de vie. Ils passent la plus grande partie de leur journée à trimer mais lorsque le travail s’arrête, ils se retrouvent seuls face à eux-mêmes. J’ai travaillé sur les moments où les gens s’arrêtent de travailler. C’est là que la solitude est la plus forte. » Les photographies capturent les grandes enseignes, donnent à voir les espaces superficiels au sein desquels se nouent les relations sociales (clubs, bars à prostituées…). Oscillant entre couleurs flashy et tonalités plus douces, qui nous font entrevoir la violence sous-jacente de cette ultra-moderne solitude.

Si le travail de Malala Andrialavidrazana, comme celui de Bahri, a déjà été exposé, la série de N’Krumah Lawson Daku et la vidéo de Dimitri Fagbohoun sont les vraies découvertes de cette exposition. Dans « Homo sapiens is not for sale », N’Krumah Lawson Daku capte des visages en gros plan (toujours le même cadrage), au flash, sans artifice ni retouche. Sans indication d’appartenance à un lieu (les photos sont toutes prises dans son studio parisien) ou à un milieu, qu’il soit social ou professionnel (pas d’indice vestimentaire…). « J’ai commencé cette série en 2011 parce que j’en ai eu assez de voir tous ces visages sans âme et formatés dans les pubs, les magazines… Moi, j’adore les rides, les cicatrices, les imperfections. J’ai photographié ces visages comme des paysages. Ces portraits sont la réponse à une question : que reste-t-il des gens que l’on a regardé, une fois qu’on referme les yeux ? » La série, qui compte une quarantaine de clichés, fonctionne sur la sérialité, l’accumulation. Ce qui lui donne un côté hypnotique : les photographiés – « des gens ordinaires », insiste le photographe – ont un visage neutre, seulement troublé par la puissance de leur regard. « L’individu se fond dans la société de consommation, en oublie sa propre identité et ne regarde plus les autres », explique Yves Chatap. Ici, à contrario les visages fixent le visiteur, l’invitent à la rencontre, à l’échange. Et si l’un d’entre eux a les yeux fermés, c’est comme pour mieux nous inviter à le suivre…

Enfin, « Me, myselves and you » de Dimitri Fagbohoun, pourrait presque résumer cette notion d’intimité développée ici. Il s’interroge : qui voit-on vraiment lorsqu’on se regarde dans le miroir ? L’artiste y voit plusieurs personnes : lui et ses doubles. Parce qu’il est métis, il se voit parfois noir, parfois blanc, parfois les deux. Parfois incolore. Il joue sur les matières, la texture et le grain de l’image, avec un flou étonnant obtenu par la buée de la vapeur d’eau. Il joue sur le rythme, accéléré ou ralenti, comme si le temps, trop ou pas assez dilaté, n’était jamais le bon. Il joue et pourtant, ce n’est pas un jeu auquel il nous convie. Mais bien une lutte. « C’est un combat avec moi-même. Moi face à mes tourments. Moi, face aux autres », explique-t-il. Et lorsqu’il se frappe le corps, on ne sait plus s’il est seul. Ses autres moi sont là, le tourmentent, le malmènent. « C’est un travail sur l’identité de la personnalité, qui frôle la schizophrénie. » L’artiste se frappe jusqu’à s’en faire rougir la peau. Pour changer de couleur ?

© Dimitri Fagbohoun
© Dimitri Fagbohoun

Intimités, jusqu’au 29 juin 2013.

Savvy Contemporary (directeur artistique : Bonaventure Soh Bejeng Ndikung)

Richardstraße 43/44 I 12055 Berlin-Neukölln