Retour vers le futur

Parce qu’il faut toujours se méfier des idées reçues. Et parce qu’on a tôt fait d’aligner les clichés sur « l’Afrique », Antonio Pinto Ribeiro est allé à contre-courant. Avec la rigueur qu’on lui connaît, il est allé défricher les pratiques photographiques du sud de ce continent qui n’est plus vierge depuis longtemps mais dont les échos n’arrivent pas toujours jusqu’en Europe. La production photographique des différents pays, pourtant riche et féconde, n’arrive pas encore tout à fait à percer les cimaises occidentales. Parmi les photographes de Present Tense seuls quelques-uns ont gagné une reconnaissance internationale : Guy Tillim, Jo Ratcliff ou encore Pieter Hugo (trois sud-africains, ce qui révèle le poids du géant…). La force de l’exposition est de les avoir disséminés au milieu d’œuvres de la nouvelle génération et d’autres pays de la sous-région.

© Jo Ractliffe, “Pomfret”
© Jo Ractliffe, “Pomfret”

Les séries ont toutes trois ans au maximum et l’exposition s’ouvre d’ailleurs résolument sur la jeune photographie, avec deux auteurs sud-africains qui ne font pas les choses à moitié. Paul Samuels, jeune blanc tatoué de 24 ans qui ne tient pas en place, porte son regard bleu délavé sur son quartier, avec la série « Edenvale XVI X », du nom et de l’appellation de la petite ville proche de Johannesburg où il est né et a grandi. XVI, un chiffre qu’il a tatoué sur la cheville. Il a son « hood » dans la peau autant que son appareil, qui lui permet de « révéler » son quotidien et celui de sa bande d’amis et coucher sur papier photo leurs doutes. C’est à 15 ans que Paul a pris sa première image : celle d’un de ses amis faisant du skate. Poses de durs à cuire, mises en scène et coups de flash, pas de retouche. Des photos « crues ». Un chien, une game boy, une copine de dos qu’on imagine d’un soir : symboles du monde adulescent. « C’est mon environnement, explique Paul Samuels. J’ai grandi dans ce quartier de la middle-class blanche avec tous ces gars, il y avait beaucoup d’agressivité entre nous. J’ai toujours été un jeune colérique… J’ai voulu capturer ces moments qui disent comment ils ressentent le quartier, leurs relations. Des moments d’intimité et de vulnérabilité. »
© Paul Samuels, “Edenvale XVI X”, 2012
© Paul Samuels, “Edenvale XVI X”, 2012

L’autre jeune photographe est noir et c’est l’un des talents sortis du Market Photo Workshop de Johannesburg. Repéré en 2011 à Photoquai avec un travail sombre et mélancolique sur le suicide des jeunes, Mack Magagane, 23 ans, ne craint pas de regarder en face ses propres peurs. Et de les affronter avec son objectif. Ainsi, la série « Light Hours », montrée ici pour la première fois dans sa totalité (on peut en voir une partie dans l’exposition My Joburg de la Maison Rouge à Paris) : une longue suite d’images prises lors de ses nuits sans sommeil, du haut des toits. Des vues de maisons et villas vides de présence humaine que l’on devine toujours pourtant, ne serait-ce que parce que les lumières sont allumées. Un long mur comme une errance nocturne qui n’aurait pas de fin…
© Mack Magagane, “Light Hours”, 2010
© Mack Magagane, “Light Hours”, 2010

Present tense. Un temps grammatical qui localise un événement dans le présent mais peut aussi servir à raconter des événements qui ont eu lieu dans le passé… D’où cette tension présente dans les œuvres présentées entre passé et avenir, entre les écritures photographiques, les visions des auteurs, mais aussi les tensions contemporaines à l’œuvre dans la région, au cœur des territoires et entre les populations. C’est le cas chez Sammy Baloji, né en RDC, dans la province du Katanga, avec « Kolwezi » (2009-2011). Trois diptyques couleur qui mettent en relation les paysages d’aujourd’hui, terres achetées par les Chinois pour en extraire le minerai, et des images « touristiques », par le biais de cartes postales ou promotion touristique qui font rêver d’un ailleurs. Les deux ont été confisquées aux populations locales, qui n’ont d’autre choix que de subir la mondialisation.
© Sammy Baloji, Kolwezi, 2009-2011
© Sammy Baloji, Kolwezi, 2009-2011

La changement à l’œuvre, aussi, chez l’Angolais Delio Jasse. Sa série s’appelle « Desencontro ». Il y a plusieurs traductions de ce mot : décalage, inadéquation, noncorrespondance, désaccord. Voire égarement. Et c’est de tout cela dont il question dans cette série en noir et blanc, sur la construction/destruction/reconstruction d’une ville, Luanda. La transformation sans pitié d’une cité qui fait table rase du passé. Et, au milieu, les hommes, telles des fourmis presque invisibles. Même impression dans le travail du Zimbabwéen Tsvangirai Mukwazhi, « Granite mining in Angola », ou l’être humain finit par se fondre dans un paysage qui l’asservit.

Et puis les traces de l’histoire, comme chez Jo Ratcliff, qui photographie le paysage comme une archive de la violence. « Riemvasmaak Pomfret » se concentre sur ce qui, n’étant plus visible, est pourtant toujours présent. Paysages désertés mais habités par les « traces » de vie humaine, au nord de l’Afrique du Sud, lieux de déplacement forcés, puis de camps militaires pendant la guerre avec l’Angola dans les années 80. Quant à Dillon Marsh, il offre une vision inédite des Cape Flats, banlieue résidentielle du Cap. « Limbo » (2012) est une série très graphique, en couleur, basée sur l’accumulation, dans laquelle chaque maison photographiée est flanquée d’un arbre mort, solennel, tel un totem. Pieter Hugo, lui, est allé voir du côté des Etats-Unis. « Empire of the In-Between » est un parcours photographique le long de la voie ferrée qui relie New-York à Washington, saisissant les contradictions qui ont accompagné la transformation économique du pays. Une série plus « éclatée » que d’habitude, a priori plus banale que ses travaux habituels. Sauf que cette photo du mur en briques rouges est organique, semble suinter du sang. Et qu’il se dégage de l’ensemble un sentiment d’étrangeté que l’on ressent généralement devant ses images.

© Dillon Marsh, “Limbo”, 2012
© Dillon Marsh, “Limbo”, 2012

Autre territoire, autre(s) réalité(s), celui de l’Océan Indien (Antananarive, Durban, La Réunion, Mumbai), parcouru par la photographe malgache Malala Andrialavidrazana. Le format des neuf photographies aux couleurs aussi douces qu’une brise d’alizée est suffisamment grand pour nous faire littéralement « entrer » dans ces intérieurs. Comme on entrerait chez son voisin. Les hommes (et femmes) sont suggérés, comme est suggérée leur intimité. Un écran de télé allumé, un écran de portable qui illumine un visage. Des détails qui parlent plus que tout : pots usés de vernis à ongle, crème qui blanchit la peau, jeu de cartes…
© Sabelo Mlangeni, “Big City”, 2011
© Sabelo Mlangeni, “Big City”, 2011

Des traces, encore, chez Guy Tillim qui, à Libreville (Gabon), explore la façon dont l’idéologie est imprimée dans les paysage urbain. Le Mozambicain Filipe Branquinho, avec « Chapa 100 », capture les corps compressés dans les minibus de Maputo. Ça ressemble à un ballet : tensions entre les corps et la machine, les mains et les regards qui s’agrippent. La lutte. Et Mauro Pinto offre avec « Pique-nique » une étonnante série en noir et blanc sur un cimetière de Maputo qui n’a jamais été aussi vivant que devant son objectif. On vient y chercher de l’eau, flirter, dealer à l’ombre des tombes, se reposer… près d’un cercueil. Tandis que Sabelo Mlangeni, explore, dans « Big city », les tensions complexes qui accompagnent l’exode rural dans la « grand ville » de Joburg. Des vendeuses de viande sous un pont obscur aux vendeuses de fringues stylées des quartiers gentrifiés, ce noir et blanc très intense, qui joue avec les ombres, donne de superbes instantanés de la cité. Enfin, parfois, le territoire peut être son propre corps : Kilanji Kia Henda revisite avec humour les canons de l’art occidental en se mettant en scène. « Self-portrait as a white man » (2010-2013) est une œuvre qui a été développée à Venise. Les époques et les références culturelles s’y télescopent dans un baroque plus profond qu’il n’en a l’air. Parce qu’il faut toujours de méfier des clichés et des idées reçues.
© Kiluanji Kia Henda, “Self-Portrait as a White Man”, 2010-2013
© Kiluanji Kia Henda, “Self-Portrait as a White Man”, 2010-2013


« Present tense. Photographies du Sud de l’Afrique », jusqu’au 1er septembre à Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, puis du 18 septembre au 14 décembre 2013 à la Fondation Calouste Gulbenkian de Paris.

Present tense est présenté dans le cadre du programme Proximo Futuro/Next Future (débats littéraires, cinéma, musique, danse contemporaine, théâtre, exposition d’oeuvres d’art dans le jardin).

Dans le cadre de ce programme, la Fondation accueille également l’exposition panafricaine des 9e Rencontres de Bamako, « Pour un monde durable », dans une scénographie très réussie (commissariat : Michket Krifa et Laura Serani).
www.proximofuturo.gulbenkian.pt