La poétique photographique – Interview de Youcef Senous

On avait découvert le travail du photographe algérien Youcef Senous, inspiré alors des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, lors de l’édition 2019 des Nuits photographiques d’Essaouira, au Maroc. Son approche intimiste de la photographie n’exclut pas pour autant un travail plus documentaire, dans lequel le sens du collectif prévaut souvent sur la recherche personnelle. Il revient avec nous sur le parcours qui est le sien.

Comment es-tu arrivé à la photographie ? As-tu suivi une formation de départ ?
Mon intérêt pour la photographie est né lors de mes fréquentations multiples avec un cousin photographe. J’ai vu en cet art un moyen d’expression encore plus agressif que l’écriture et de fil en aiguille, je me suis retrouvé avec mon premier appareil. J’ai dû apprendre les techniques photographiques en pratiquant et en essayant de faire un peu comme tout le monde. En 2016, j’intègre l’association LA GRANDE MAISON de DIB par le biais de son atelier photo parrainé par Houari Bouchenak et je peux dire que c’était mon premier vrai contact avec le langage et la narration visuelle.

Tu es d’ailleurs co-fondateur de La Maison de la photo à Tlemcen abritée par l’association La Grande Maison de Mohamed Dib. Quelle est l’ambition de ce lieu ?
L’association LA GRANDE MAISON est née à Tlemcen en 2001 avec le consentement de l’écrivain de son vivant, son nom porte un clin d’œil bien entendu au roman qui a propulsé Mohammed Dib au-devant de la scène d’écriture. C’est aussi une belle métaphore pour décrire la convivialité de cette structure culturelle.
L’association œuvre pour la promotion et la glorification du travail dibien à travers son activité phare qui est le PRIX LITTÉRAIRE DE M.DIB, mais aussi à travers des ateliers de création artistique dont l’atelier photo qui a été lancé par Houari Bouchenak en 2007, dans lequel j’ai évolué et qui est devenu LA MAISON DE LA PHOTO, partie intégrante de l’association. La Maison de la photo, qui est aussi un lieu d’exposition et de résidence, se veut comme une sorte de laboratoire, un espace de réflexion, d’expérimentation et de création photographique, qui mêle différents médiums plastique et littéraire à la photographie, tout en conjuguant la narration littéraire et la narration visuelle.

Depuis 2016, tu as participé à plusieurs ateliers photos et a coutume de dire que tu t’es développé « grâce au groupe ». Que t’apporte cette approche collective ?
Le fait d’évoluer au sein d’un groupe m’a donné la chance et le privilège d’être confronté à plusieurs visions et surtout à plusieurs sensibilités dès mes débuts. Cela a fait en sorte que je peux développer un sens critique et une réflexion propre à moi.

Dans l’une de tes premières séries Attente, tu te réfères à l’œuvre de Barthes Fragments d’un discours amoureux afin de créer « une scénographie de l’attente ». Sur quoi repose cette scénographie ?
La scénographie de l’attente repose sur la mise en scène du deuil amoureux qui est un huis clos de solitude. La perte de l’être ou de l’objet aimé tel qu’il est appelé par Roland Barthes se joue comme dans une pièce de théâtre où le corps de l’acteur devient artificiel, il renvoie ainsi à un monde excessif qui est le monde de l’autre.
Ce monde n’est pas irréel mais déréel, le réel en a fui, de telle sorte que je n’ai plus aucun sens, aucun paradigme à ma disposition.
Dans le processus du développement de cette série, il y avait une certaine temporalité à respecter pour marquer cette attente par l’image, qui venait spontanément, puisque le reflet de de ce chapitre de Barthes n’était que le reflet d’une phase que j’ai déjà vécue et qu’il fallait ressusciter.

© Youcef Senous
© Youcef Senous
© Youcef Senous

Barthes a consacré aussi un ouvrage à la photographie La Chambre claire dans lequel il opère une distinction entre le dictum de la photo et son punctum. Cette conception guide-t-elle ton travail de composition, en ce sens que tu réfléchirais à l’effet produit sur le spectateur ?
À travers ses œuvres, Barthes met au jour une essence de la photographie grâce à laquelle il surmonte une double défiance : d’une part, son antipathie mêlée de fascination pour l’image et, de l’autre, la lassitude de plus en plus perceptible que lui inspire la langue. À La Chambre claire, la mort de Barthes a donné valeur de testament. Cet ultime essai n’est pourtant nullement funèbre car la photographie produit une réconciliation longtemps recherchée : réconciliation entre soi et les signes, entre la Chair et le Verbe, entre la vie et une transcendance non despotique. « La photographie ne console pas. Elle déchire et pourtant apaise puisqu’elle permet d’aller au bout du déchirement ». D’une certaine manière, la sémiologie de Barthes a permis à la photographie d’avoir son propre langage, un langage visuel bien entendu qui se compose de signes lui donnant ainsi un sens intemporel. Cette vision me permet de bien cerner mon sujet et de me projeter vers lui pour arriver à cette fascination visuelle procurée par le réel chez le spectateur.

Ta série Trabendo comporte plusieurs chapitres et semble vouloir donner une image plurielle de la société algérienne. Peux-tu nous présenter ce travail ?
Grâce à la recherche sémiologique que j’ai menée ces deux dernières années, j’ai pu enfin donner une structure de réflexion bien déterminée à ce projet, entamé en 2018 et ayant pour idée de documenter l’Algérie. Trabendo s’est développé en un témoignage subjectif de mon sentiment par rapport à l’autre, une démarche tantôt documentaire, tantôt conceptuelle et euphorique, un fil conducteur qui m’a permis de réaliser les deux premiers chapitres de ce projet.

Tu privilégies parfois une approche plus documentaire comme dans la série À contre-sens documentant le mouvement du Hirak. Comment définirais-tu ton approche documentaire ?
Mon approche documentaire est purement humaine, j’essaye de m’approprier mon sujet et de me fondre en lui. À contre sens est un projet portant sur l’individu qui me permet d’autopsier cette foule, une démarche qui m’a aidé à procurer un choc photographique en mettant l’accent sur le côté émotionnel du mouvement.

© Youcef Senous
© Youcef Senous
© Youcef Senous
© Youcef Senous
© Youcef Senous

La thématique de l’enfance occupe une place importante dans ton travail comme en témoigne la série On attend, ce qui peut te rattacher parfois à la photographie humaniste. Pourquoi les enfants t’intéressent-ils autant en tant que modèles à photographier ?
Je suis guidé vers les scènes de l’enfance par le besoin irrépressible de recréer ces atmosphères que j’ai connues autrefois. C’est formidable de prendre en photo les enfants, ils représentent ce que l’humain fait de mieux, c’est-à-dire donner un avenir à l’avenir, et à travers eux on peut constater les conséquences de ce qu’il a fait de pire. Quand je fixe la scène avec mon objectif, le temps d’un instant, ce que je vois est merveilleux. 

Tu photographies souvent en noir et blanc. Ce choix dépend-il de contraintes techniques ou esthétiques ?
Le choix de du noir et blanc est surtout dû à mon goût classique de l’image, c’est une pratique qui aide à pénétrer intimement l’objet photographié. La couleur étant absente, le photographe doit utiliser d’autres techniques pour faire passer son message comme les lignes, les textures, les formes ou les perspectives. La photo en noir et blanc permet de voir les choses sous un angle diffèrent.

Quel regard portes-tu sur la situation de la photographie en Algérie ?
La photographie en Algérie est une pratique qui reste à ce jour méconnue du grand public, ce qui lui impose un certain nombre de contraintes, mais je dirais que depuis quelque temps les jeunes s’y intéressent de plus en plus et on voit l’émergence de plusieurs talents avec des visions diversifiées et aussi différentes les unes que les autres, ce qui laisse prévoir un bel avenir photographique.

Quels sont tes projets à venir ?
Déjà il y a le projet Trabendo qui occupe un vaste champ de ma réflexion photographique actuelle, de par sa nature générale qui se veut être un récit formant un usage de l’histoire. Il constitue une dimension existentielle dans des temporalités et des représentations que l’on peut rapporter aux différents protocoles de transformation. Je pense aussi continuer mon travail de recherche sur Barthes et sur l’adaptation visuelle de ses œuvres en essayant de m’approprier encore plus le langage des signes et le matérialiser à travers des illustrations de ces textes notamment Fragments d’un discours amoureux et La Chambre claire.